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Terra Incognita
Guest
Thème : le marécage
Ce soir-là, il était déjà trop tard. Jean, mon petit Jean, était excédé. Il avait l?air de ne plus rien pouvoir supporter. J?attendis patiemment ses premiers mots, peut-être dans l?espoir qu?il les retienne encore un peu. Mais quand j?eus fini de découper le dernier oignon, mon garçon s?arrêta de faire les cent pas ; je sentis son regard pétillant me fixer.
_ Maman, je veux des explications. Je veux savoir, tu n?as pas le droit de me cacher les choses comme ça, surtout quand je suis concerné ! s?exclama t-il fermement. La mère Marie n?a pas faux quand elle dit que je suis le fils du diable, hein ? Réponds ! Pourquoi j?ai froid tout le temps ? Pourquoi des feux se déclenchent quand je suis en colère ?
Les doigts crispés sur la louche, je réussis à la relaisser tomber en douceur dans la marmite au contenu peu alléchant, vu sa transparence. Une volte-face et je pus me donner assez de contenance pour affronter la discussion que j?évite depuis tant d?années.
_ Mais mon chéri, nous sommes en octobre, c?est normal que tu aies froid ! Qui ne frissonnerait pas en cette saison ? Surtout à Brennilis !
_ N?évite pas le sujet, me répondit-il, tu sais bien que même en été je me les caille.
Il s?avança vers moi, de telle sorte à ce qu?il ait l?impression physiquement de me surplomber ; tout en lui exigeait une réponse. Je devinai à ce moment-là que j?avais été trop loin, qu?il ne se laisserait plus faire par mes mensonges. Mes mains abîmées de fileuse le firent asseoir sur le banc et mes lèvres sèches décidèrent de tout lui raconter?
C?est ainsi qu?il sut à quel point dans ma jeunesse j?étais rêveuse, passant plus de temps à me promener près du Yeun Elez, qu?à aider mon père et sa terre trop humide. Le temps passait, je m?habituais sans effroi aux feux follets, quitte à m?en approcher un peu trop près ; une vieille barque à l?abandon m?aidait à m?enfoncer de plus en plus dans le marais nauséabond. Je lui racontais aussi que cette attirance pour ces petits flammes me valut une malédiction que je payais encore le prix fort : des âmes habitaient ces feux et prenaient forme humaine la nuit du solstice d?été. Je lui expliquais alors que j?ai succombé au mois de juin de ma seizième année à l?une de ces esprits du malin.
Sans doute trop perplexe, Jean se leva brusquement de table, laissant mes larmes lécher mon visage et murmura « j?ai besoin de réfléchir ».
Les jours passèrent, nous n?avions pas remis le sujet sur la table. En revanche je remarquais qu?il était de moins en moins présent et revenait le plus souvent à l?aube. Je me convainquais que tout allait bien, dans l?espoir que tout soit comme avant. Mais sa mine compatissante à mon égard était des plus inquiétantes : comme disait mon père « quelque chose sentait le roussi ». Je n?osais cependant rien lui montrer, de peur qu?il s?éloigne encore plus de moi.
Le soir de Noël, je dormis que d?un ?il sur ma paillasse, sachant pertinemment qu?après notre retour de l?église, mon petit Jean sortirait. Je le sentis ranger ses quelques affaires, embrasser mon front et ne plus bouger pendant quelques minutes, comme s?il s?imprégnait de chaque détail qui faisait notre chaumière. Quand il fut parti, j?enfilai en toute hâte mon jupon afin de le suivre.
Miséricorde ! Dieu a décidé de m?achever, de me punir jusqu?au bout pour mon péché ! Mon enfant, mon fils que j?aimais tant, avait les pieds qui s?enfonçaient dans les marécages, le corps enflammé. J?ai alors crié de toutes mes forces pour qu?il me revienne. Ce qui lui restait d?humain se retourna puis disparu complètement. J?ai pleuré toute la nuit durant, le désespoir m?avait envahi. J?entendis à l?aube un chuchotement : « Maman c?est ici chez moi, je suis bien ici ».
Ce soir-là, il était déjà trop tard. Jean, mon petit Jean, était excédé. Il avait l?air de ne plus rien pouvoir supporter. J?attendis patiemment ses premiers mots, peut-être dans l?espoir qu?il les retienne encore un peu. Mais quand j?eus fini de découper le dernier oignon, mon garçon s?arrêta de faire les cent pas ; je sentis son regard pétillant me fixer.
_ Maman, je veux des explications. Je veux savoir, tu n?as pas le droit de me cacher les choses comme ça, surtout quand je suis concerné ! s?exclama t-il fermement. La mère Marie n?a pas faux quand elle dit que je suis le fils du diable, hein ? Réponds ! Pourquoi j?ai froid tout le temps ? Pourquoi des feux se déclenchent quand je suis en colère ?
Les doigts crispés sur la louche, je réussis à la relaisser tomber en douceur dans la marmite au contenu peu alléchant, vu sa transparence. Une volte-face et je pus me donner assez de contenance pour affronter la discussion que j?évite depuis tant d?années.
_ Mais mon chéri, nous sommes en octobre, c?est normal que tu aies froid ! Qui ne frissonnerait pas en cette saison ? Surtout à Brennilis !
_ N?évite pas le sujet, me répondit-il, tu sais bien que même en été je me les caille.
Il s?avança vers moi, de telle sorte à ce qu?il ait l?impression physiquement de me surplomber ; tout en lui exigeait une réponse. Je devinai à ce moment-là que j?avais été trop loin, qu?il ne se laisserait plus faire par mes mensonges. Mes mains abîmées de fileuse le firent asseoir sur le banc et mes lèvres sèches décidèrent de tout lui raconter?
C?est ainsi qu?il sut à quel point dans ma jeunesse j?étais rêveuse, passant plus de temps à me promener près du Yeun Elez, qu?à aider mon père et sa terre trop humide. Le temps passait, je m?habituais sans effroi aux feux follets, quitte à m?en approcher un peu trop près ; une vieille barque à l?abandon m?aidait à m?enfoncer de plus en plus dans le marais nauséabond. Je lui racontais aussi que cette attirance pour ces petits flammes me valut une malédiction que je payais encore le prix fort : des âmes habitaient ces feux et prenaient forme humaine la nuit du solstice d?été. Je lui expliquais alors que j?ai succombé au mois de juin de ma seizième année à l?une de ces esprits du malin.
Sans doute trop perplexe, Jean se leva brusquement de table, laissant mes larmes lécher mon visage et murmura « j?ai besoin de réfléchir ».
Les jours passèrent, nous n?avions pas remis le sujet sur la table. En revanche je remarquais qu?il était de moins en moins présent et revenait le plus souvent à l?aube. Je me convainquais que tout allait bien, dans l?espoir que tout soit comme avant. Mais sa mine compatissante à mon égard était des plus inquiétantes : comme disait mon père « quelque chose sentait le roussi ». Je n?osais cependant rien lui montrer, de peur qu?il s?éloigne encore plus de moi.
Le soir de Noël, je dormis que d?un ?il sur ma paillasse, sachant pertinemment qu?après notre retour de l?église, mon petit Jean sortirait. Je le sentis ranger ses quelques affaires, embrasser mon front et ne plus bouger pendant quelques minutes, comme s?il s?imprégnait de chaque détail qui faisait notre chaumière. Quand il fut parti, j?enfilai en toute hâte mon jupon afin de le suivre.
Miséricorde ! Dieu a décidé de m?achever, de me punir jusqu?au bout pour mon péché ! Mon enfant, mon fils que j?aimais tant, avait les pieds qui s?enfonçaient dans les marécages, le corps enflammé. J?ai alors crié de toutes mes forces pour qu?il me revienne. Ce qui lui restait d?humain se retourna puis disparu complètement. J?ai pleuré toute la nuit durant, le désespoir m?avait envahi. J?entendis à l?aube un chuchotement : « Maman c?est ici chez moi, je suis bien ici ».