Je me sens mal. Je me suis disputée avec ma mère, comme hier, comme avant-hier, comme tous les jours. Je lui jette mon mal-être au visage, je lui dis comme je vais mal et comme elle en est responsable d'avoir toujours voulu me montrer mes défauts au lieu de me féliciter des quelques qualités que j'ai. Elle a toujours voulu me montrer à quel point j'étais imparfaite. J'ai compris, ça va. Ça fait vingt-et-un ans que je suis mal dans ma peau, que je ne me sens ni aimée ni acceptée et que j'ai peur de l'intimité avec les gens parce que j'ai peur qu'ils découvrent à quel point je suis inintéressante et que je n'ai aucune humanité. Mes parents me trouvent belle. En plus j'ai des bons résultats scolaires. Merci, merci de me plaquer autant d'humanité : un visage symétrique, un corps svelte et un talent pour rédiger des dissertations sèches et précises.
J'ai jeté encore tout ça à ma mère en lui disant à quel point j'aurais voulu qu'elle me dise que je suis autre chose que ces deux misérables "qualités". J'ai fait une croix sur mon père depuis longtemps : il vit avec nous comme un fantôme, muet, indifférent, tyrannique. Ma mère a toujours pris soin de moi, m'a nourrie, habillée, écoutée. Mais jamais elle n'a su répondre, elle a toujours seulement voulu me descendre, me rappeler combien je ne suis rien, me rappeler combien je suis profondément désagréable, mal dans ma peau, anormalement dépressive. Elle prends soin de moi matériellement. Elle n'a jamais tenu compte de mon psychisme, de mes peurs, de mes angoisses. Elle n'a jamais voulu panser ces plaies-là. Qu'importe que je me sente mal aimée si j'ai un bulletin scolaire irréprochable, à manger dans mon assiette et des vêtements propres sur le dos !
Je lui ai tellement dit tout ça, dit et redit, qu'elle a crié et recrié et m'a dit qu'elle avait décidé de quitter mon père, quitter la maison, quitter la famille et que désormais elle vivra seule et qu'elle coupera les ponts avec mon frère et moi si nous continuons à lui reprocher ses failles de mère. Je ne sais plus quoi lui répondre ; je ne lui reproche pas ses failles de mère, je lui reproche de ne pas faire quelque chose alors que je crie mon malaise et que je hurle pour avoir quelques mots réconfortants auxquels me raccrocher pour avancer. Je ne me sens pas armée par mes parents, ils ne m'ont pas donné confiance pour vivre, ils m'ont donné envie de rien. Ils m'ont donné la crainte de l'échec et le sentiment de ne rien valoir.