Je suis heureuse de lire un article de ce genre ici. Même si il y a la mouvance ado/emo/romantique qui, bien sûr, promeut une misanthropie de comptoir, aussi superficielle que le reste, il me semble pas que ce soit tout à fait ça dans cet article. Je n'y ai pas vu le fiel qu'ont pu voir d'autres à la lecture de ce texte. Déjà, avoir cité Dostoïevski est très malin pour ce sujet - ambitieux, dangereux car c'est de la littérature et non de la philo, donc sujette à interprétation, mais malin - car la position décrite ne correspond justement pas à la position ado/emo/romantique, qui consiste simplement à dire "les gens c'est tous des cons, moi je suis folle et personne me comprend" (grosso modo, avec possibles variations).
La citation "plus j?aime l?humanité en général, moins j?aime les gens en particulier, comme individus" a été une espèce de mantra pendant toute mon adolescence. A l'époque j'étais beaucoup plus radicale qu'aujourd'hui : tous les small talks me faisaient horreur. Quand j'allais dans des fêtes je ne pouvais m'empêcher d'y juger tout le monde au fond de ma tête. Pourtant, j'adore l'art, une de mes raisons de vivre. Je crois en l'amour, en la liberté, en bien des choses qui ne semblent exister que dans le genre humain. Donc cette citation de Dostoïevski me semblait résumer toute ma position : j'aime le genre humain. Ce qu'il a été capable de produire malgré sa lie. Cette lie, cette somme de petits individus médiocres que je côtoie au quotidien et que j'abhorre. (C'est fou comme cet article pousse à des élans littéraires dans ses réponses.
)
J'avais aussi un culte des êtres que j'estimais sortir du lot. Je pense que par narcissisme, je me disais que si je côtoyais des êtres exceptionnels, alors je le serais moi aussi. Ainsi, dès que je sentais quelque chose de banal chez quelqu'un, une tare qui me rappelait trop la "médiocrité" ambiante, je le fuyais.
Et puis j'ai évolué. Je garde toujours en secret l'espoir de me suffire à moi-même un jour, d'être capable de vivre seule détachée de toute dépendance à qui que ce soit, de contrer cette idée de Pascal selon laquelle "tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre". Parfois, vraiment, j'ai l'impression d'y arriver. Mais comme le disent d'autres, on a besoin des autres. Cette fatalité-là est vraiment dure à encaisser souvent. Encore aujourd'hui je lutte. Mais j'ai moins besoin de fuir la banalité à tout prix. Les small talks, je m'y soumets quand j'en ai envie, parfois j'y trouve un vrai plaisir, parce que j'essaie de faire en sorte que le small talk soit un peu plus que ça. Ou bien je me dis : cette boulangère a l'air vraiment contente de me parler, parce que je suis polie et sympa avec elle. Je suis heureuse d'avoir pu apporter ce tout petit rien dans sa journée.
Je me suis résignée à me dire que l'humanité était bien faite de sublime et de fange, d'extraordinaire et de banalité, et que les deux étaient intimement mêlés, quel que soit le contexte où l'on se trouve. Il n'y a pas les grandes idées d'un côté et les petites choses basses de l'autre : en fait c'est un peu plus compliqué que ça.
Pour revenir à Dostoïevski, la citation est donc extraite des Frères Karamazov, oeuvre de fiction. Le personnage qui a ce discours n'est même pas l'un des héros. Je crois que c'est l'un des héros, dans mon souvenir, qui évoque le discours de quelqu'un d'autre. On a souvent tendance à citer Dosto et à se dire "c'est ce que pense l'auteur" mais en fait c'est bien plus compliqué que ça quand on lit ses oeuvres. Je pense que l'auteur propose ici non une philosophie, mais un ressenti, un affect possible, (parmi une palette de tant d'autres) qui peut nous toucher, et qui n'a pas prétention à vérité générale, ou à un regard objectif sur le monde. C'est en ce sens qu'il est un vrai (et beau
) littéraire.
Aujourd'hui, j'aime l'humanité en général, et parfois les individus me surprennent et me rappellent pourquoi je l'aime. Que ces individus soient morts ou vivants, présents dans ma vie, ou souvenirs de mon passé.