LE POETE ET LE PEUPLE
Un jour, quelqu'un me demanda, voici longtemps déjà ; "Pensez-vous que le poète doive écrire pour le peuple, ou bien rester enfermé dans sa tour d'ivoire - c'était à l'époque le poncif à la mode - pour se consacrer à une activité aristocratique, dans des sphères culturelles seulement accessibles à une minorité choisie ?" Je répondis de la manière suivante, que beaucoup trouvèrent évasive ou naïve : "Ecrire pour le peuple, disait mon maître, je ne demanderais pas mieux ! Alors que je voulais écrire pour le peuple, j'ai appris de lui autant que possible, bien moins de choses évidemment qu'il ne sait, lui. Ecrire pour le peuple revient, en réalité, à écrire pour l'homme de notre race, de notre terroir, de notre langue, qui sont trois concepts d'une inépuisable richesse, jamais appréhendés pleinement. C'est aussi bien plus que cela : en écrivant pour le peuple, nous nous voyons contraints de franchir les limites de notre patrie, puisque cela veut aussi dire écrire pour les hommes d'autres races, d'autres terroirs et d'autres langues. Ecrire pour le peuple, c'est s'appeler Cervantès en Espagne, Shakespeare en Angleterre, Tolstoï en Russie. Tel est le miracle des génies du verbe. Peut-être l'un d'eux l'a-t-il réalisé à son insu, sans même l'avoir voulu. Un jour viendra où ce sera l'aspiration suprême la plus consciente du poète. Quant à moi, simple apprenti du gay savoir, je n'ai pas, me semble-t-il, dépassé le stade du folkloriste, c'est-à-dire un apprenti, à ma façon, en sagesse populaire."
Ma réponse était celle d'un Espagnol conscient de son hispanité et qui sait, ayant besoin de savoir jusqu'à quel point tout ce qui est grand a été fait par le peuple ou pour lui, et de quelle façon tout ce qui est profondément aristocratique en Espagne s'avère en quelque sorte populaire. Dans les premiers mois de la guerre qui ensanglante actuellement l'Espagne, alors que le conflit avait encore l'apparence d'une simple guerre civile, j'ai écrit ces quelques mots pour témoigner de ma foi en la démocratie, de ma croyance dans la supériorité du peuple sur les classes privilégiées.
[...]
La culture vue du dehors, telle que la voient ceux qui n'ont jamais contribué à sa création, peut apparaître comme une source de richesses financières ou mercantiles qui, répartie entre beaucoup de bénéficiaires, le plus grand nombre même, ne suffit à enrichir personne. La diffusion de cette culture serait, pour ceux qui la conçoivent de sorte - si c'est une conception digne de ce nom -, un gaspillage ou une dilapidation de la culture, en tous points déplorable. Et c'est tellement logique !... Mais nous trouvons étrange que ce soient parfois les antimarxistes, ceux qui combattent la lecture matérialiste de l'histoire, qui défendent une conception tellement matérialiste de la diffusion de la culture.
C'est un fait : la culture vue du dehors, pour ainsi dire appréhendée du point de vue de l'ignorance ou bien de celui de la pédanterie, peut se voir comme un trésor dont la possession et la conservation seraient l'apanage de quelques-uns ; dans ce cas, la soif de culture que nous aimerions contribuer à intensifier dans le peuple serait ressentie comme la menace planant sur une réserve sacrée. Mais du point de vue de l'homme lui-même, nous n'avons cure ni de la source, ni du trésor, ni de la réserve de la culture ; car nous ne croyons pas à ces fonds ou à ces stocks pouvant être accaparés d'une part, ou répartis à la volée d'autre part, et encore moins saccagés par la plèbe. Pour nous, défendre et diffuser la culture sont une même et seule chose : accroître dans le monde le trésor humain d'une conscience en éveil. Comment ? En réveillant le dormeur. Et plus grand sera le nombre des éveillés... Il y aurait d'après moi, disait Juan de Mairena, un seul argument recevable contre une vaste diffusion de la culture, c'est-à-dire contre un déplacement de sa concentration au sein d'un cercle restreint d'élus ou de privilégiés vers d'autres secteurs plus vastes : il s'agirait du cas où nous découvririons que le principe de Carnot est également valable pour ce type d'énergie spirituelle capable de réveiller le dormeur. Il nous faudrait alors procéder avec beaucoup de doigté, car une diffusion trop significative de la culture entraînerait la dégradation de cette dernière, au point de la rendre sans objet. Mais, que je sache, rien de tel n'a été prouvé. par ailleurs, nous ne pourrions rien opposer à la théorie contraire qui, selon toute apparence, affirmerait la réversibilité constante de l'énergie spirituelle produite par la culture.
***
D'après nous, la culture n'est pas le résultat d'une énergie qui se dégrade en se propageant, et elle n'est pas davantage un capital qui irait en diminuant s'il était partagé ; en sa défense oeuvrera toute action généreuse supposant implicitement les deux plus grands paradoxes de l'éthique : l'on ne perd que ce que l'on veut conserver, et l'on ne gagne que ce que l'on veut bien donner.
Instruisez l'ignorant ; réveillez le dormeur ; frappez à la porte de tous les coeurs et de toutes les consciences. Et puisque l'homme n'est pas fait pour la culture mais la culture pour l'homme, pour tous les hommes et pour chacun d'entre eux, et qu'elle n'est aucunement un fardeau trop lourd pour être porté par tous à bout de bras, de sorte que le poids de la culture puisse seulement être réparti entre tous, si un ouragan de cynisme, de brutalité humaine secoue demain l'arbre de la culture, emportant avec lui davantage que ses feuilles mortes, n'ayez pas peur. Les arbres trop touffus ont besoin de perdre quelques-unes de leurs branches au bénéfice de leurs fruits. Et à défaut d'un élagage compétent et volontaire, l'ouragan pourrait bien s'avérer salutaire.
***
Lorsqu'on demanda à Juan de Mairena si le poète et, d'une façon plus générale, tout écrivain devait écrire pour les masses, il répondit : Prendez garde, mes amis. Il existe un homme du peuple qui, tout du moins en Espagne, est l'homme simple et radical, qui se rapproche le plus de l'être universel et éternel. L'homme de masse n'existe pas ; les masses humaines sont une invention de la bourgeoisie, une volonté de dégradation des foules humaines fondée sur une disqualification de l'être humain, visant à le réduire à ce que l'homme a de commun avec les objets du monde physique : la capacité à être mesuré en rapport avec une unité de volume. Méfiez-vous du cliché "masses humaines". Bien des gens de bonne foi, nos amis les meilleurs, s'en servent de nos jours, sans se rendre compte que le terme provient du camp ennemi : de la bougeoisie capitaliste qui exploite l'homme et dont l'intérêt consiste à l'abaisser ; d'une partie de l'église aussi, instrument de pouvoir qui s'est plus d'une fois proclamée l'institution suprême ayant vocation de sauver les masses. Méfiance : jamais personne ne sera capable de sauver les masses ; il sera par contre toujours possible de tirer sur elles. Prenez-y garde !
Bien des problèmes plus ardus posés par la poésie des temps à venir - la continuité dun art éternel face à de nouvelles données spatio-temporelles - et l'échec de certaines tentatives bien intentionnées trouvent en partie leur origine dans ce qui suit : écrire pour les masses est écrire pour personne et encore moins pour l'homme d'aujourd'hui, ou pour ces millions de consicences humaines, éparpillées de par le monde, qui luttent - comme en Espagne - avec héroïsme et bravoure pour réduire tous les obstacles s'opposant à leur pleine dignité et pour maîtriser les moyens qui leur permettent d'y accéder. Si vous vous adressez aux masses, l'homme, chaque homme qui vous écoutera ne se sentira pas concerné et vous tournera forcément le dos.
Telle est l'ironie implicitement induite par un poncif erroné dont nous n'userons jamais volontiers, nous qui sommes d'incorrigibles partisans de la démocratie et ennemis jurés de tout système culturel favorisant les fils de bonne famille ; car nous éprouvons un respect et un amour pour le peuple que nos adversaires ne ressentiront jamais.