Allez, c'est parti, je me lance. Avant toute chose, je précise que je suis professeure d'histoire-géographie et d'EMC dans un lycée public.
D'abord il faut distinguer l'effet d'annonce pour occuper le champ médiatique sur un sujet porteur de voix et la réalité. La crise actuelle que traverse l'EN commence à être vue par le grand public : l'échec de la réforme du bac, le poids de Parcoursup sur le moral des élèves, les faibles salaires et surtout le manque d'enseignants et plus largement de personnel. Il n'y aura pas un enseignant devant chaque classe lundi prochain : les concours n'ont pas fait le plein cette année et de toute façon l'hémorragie dans le recrutement est déjà bien installée. Pour éviter une rentrée qui mettrait en évidence le délabrement de l'enseignement que la République apporte au plus grand nombre, le plus simple est d'orienter le sujet sur la religion/la laïcité et en particulier l'islam...Tactique de diversion bien connue...
On a donc cette annonce de G. Attal. Mais si on regarde
le dossier de presse (plus bas sur la page) du ministère de l'EN, le terme "abaya" n'apparaît nulle part. L'expression "signe ostensible" apparaît dans le cadre d'un rappel de la loi de 2004. La laïcité occupe 2 pages sur une centaine. Il est surtout question de formation des enseignants sur le sujet et d'un renouvellement des programmes d'EMC (oh, joie le programme actuel en lycée date de la rentrée 2019 et je viens cette semaine, de refaire mes cours...
). Par ailleurs, à ma connaissance, aucune circulaire ou autre texte réglementaire n'a été pris aujourd'hui ou dans le courant de l'été.
La loi qui demeure en vigueur aujourd'hui est donc celle de 2004 sur le port des signes religieux ostensibles/ ostentatoires. Les élèves peuvent porter des signes religieux discrets (contrairement au personnel qui doit proscrire tout signe religieux visible). La loi est ici [
loi 2004]. La jurisprudence du Conseil d’État montre que ce qui fait entre autres le caractère ostentatoire d'un signe même s'il n'est pas considéré comme religieux initialement c'est qu'il est accompagné d'une attitude de revendication. Par exemple, un·e élève qui traînerait à enlever un couvre-chef de nature religieuse après avoir passé le portail de l'établissement et remettrait sa capuche ostensiblement pour le remplacer. Et qui ferait cela régulièrement, qui se présenterait en cours avec la capuche sur la tête...
L'école publique est ainsi le lieu où les usagers sont plus contraints qu'ailleurs en ce qui concerne le port de signes religieux. Cette contrainte est tardive dans l'histoire de l'école publique (les fondateurs de l'école républicaine avaient pour priorité de laïciser les enseignements et le personnel, pas de s'occuper de la tenue des enfants). Elle vise à faire de l'école un endroit où chaque élève reçoit le même enseignement sans risque de discrimination de la part des adultes ou des pairs. La liberté a ici, le temps des horaires de l'établissement et des sorties scolaires, une limite. Cette limite disparaît lorsqu'on part étudier ailleurs que dans un lycée public (les étudiants de BTS, classes prépa en lycée doivent respecter la loi de 2004 même s'ils sont majeurs et ont un statut différents des lycéens).
La loi de 2004 protège et garantit la liberté de conscience des élèves.
Pour le moment c'est donc le cadre de la loi de 2004 avec la jurisprudence que je viens de rappeler qui s' applique. Y aura-t-il une circulaire qui viendra préciser la question de l'abaya ? Et seulement de celle-ci ? En tous cas, s'il y en a une, les juristes du ministère ont intérêt à être des orfèvres pour la rédiger afin qu'elle ne soit pas retoquée en droit... On peut même se demander s'il y en aura une...ou si tout cela n'est qu'une occupation du terrain médiatique.
En ce qui concerne l'abaya, beaucoup d'entre vous ont pointé le piège : qu'est-ce qu'une abaya, qu'est-ce qui n'en est pas ? D'autant plus que j'ai très rarement vu des garçons porter un qamis (une fois en sept ans de métier) alors que j'ai tous les ans entre 2 et 4 filles dans chaque classe qui portent des robes longues...Les garçons seraient bcp moins concernés par une telle interdiction alors que les filles se sentiront injustement visées. Pour les couvre-chefs, ce déséquilibre n'existe pas : les garçons tentent souvent de conserver leur casquette ou leur capuche et des filles portent souvent cette dernière quelle que soit la raison. Quand je demande d'enlever un couvre-chef, je le fais sous ce nom de couvre-chef et les élèves savent pertinemment que garçons et filles sont concernés, que je ne discrimine pas.
Tout le travail avec les élèves sur le sujet consiste à montrer les libertés que procurent la laïcité et que les limites que cette dernière leur pose ont un début et une fin. On enseigne la laïcité en retraçant le contexte historique qui a conduit à la loi de 1905 (donc en partant de la Révolution), en montrant qu'elle concerne toutes les religions (cas du turban sikh entre 2004-2006), qu'elle est bcp plus contraignante pour le personnel... Ça c'est ce qui se fait dans les cours la grande majorité du temps. Il peut y avoir des collègues, des équipes de direction qui choisissent une laïcité de combat et souvent ça se passe moins bien. D'ailleurs c'est cette laïcité de combat que Blanquer privilégiait et qu' Attal reprend avec cette annonce. Parfois j'aimerais faire un bond dans le temps et lire les historiens et sociologue du futur : comment en 2060, analyseront-ils toutes ces années de tensions sur la laïcité, les signes ostensibles, les enseignements réellement donnés et leur position par rapport aux proclamations politiques et aux textes réglementaires existant ?
La question des vêtements à proprement parler est autrement plus délicate que j'ai devant moi des adolescent·es et adolescentes dont le rapport au corps n'est pas toujours simple. Ces jeunes gens testent des modes vestimentaires (l'année scolaire passée, des élèves de seconde tentaient de porter des gants en classe...filles comme garçons. Là j'ai été intraitable : on les enlève parce que la salle est correctement chauffée et qu'on ne peut pas écrire/ réaliser des croquis de géo avec les mains gantées), ne sont pas toujours à l'aise avec leur corps : iels le cachent un jour, le découvrent un autre jour. Iels ne tiennent pas compte de la météo en s'habillant le matin, viennent en débardeur ou t-shirt sous une doudoune et ne veulent pas la retirer en classe quand on leur demande (alors qu'il y a du chauffage) parce que soudainement, iels se sentent un peu décalés ainsi vêtus au milieu des autres qui ont jeté un oeil par la fenêtre ou parce qu'iels ne l'assument plus...
Je penche pour le moment du côté de l'offensive médiatique : on a déjà oublié que les épreuves du bac ont été déplacées en juin, que les notes de spécialité ne compteront plus pour Parcoursup, que le grand oral a déjà un morceau en moins, bref, que la réforme du bac était une horreur qui a fait souffrir les élèves et le personnel...Et le ministre ne sera pas interrogé sur l'intendance : les épreuves auront beau avoir lieu en juin, on ne sait pas encore sur quel programme...Si c'est tout le programme dans ma discipline, le décalage n'aura servi à rien.