Pour rajouter une petite précision à votre discussion sur la prise de RDV :
Les personnes qui vivent dans la rue ou dans des conditions extrêmement précaires vont plus avoir tendance à souffrir de dépression, de troubles anxieux, de phobies diverses et il va même dans certains cas en résulter des troubles de la personnalité, et plus tard du syndrome de stress post traumatique.
Tous ces troubles sont très coûteux en énergie et ce sont autant de ressources que le cerveau ne peut pas allouer au fait de remplir des tâches quotidiennes simples comme prendre un RDV et l'assurer.
Quand on est préoccupé par sa survie, par le fait de ne pas se faire agresser/voler, par le fait de savoir où on va dormir, par le fait d'essayer de chasser des pensées négatives ou suicidaires, par des pensées dépressives, il est beaucoup plus difficile de faire des choses du quotidien. La mauvaise hygiène de vie et le manque de sommeil vont aussi avoir un impact sur la façon dont fonctionne le cerveau (et accessoirement le manque de sommeil peut être une des raisons pour lesquels certains boivent). Ils dépensent une énergie colossale pour survivre, sont dans un état de vigilance permanente, et dépensent énormément d'énergie aussi pour construire et reconstruire leur quotidien (chaque jour trouver un endroit où dormir, se laver etc, être accueilli dans un centre d'hébergement d'urgence... puis être rejeté à la rue à nouveau, et recommencer).
C'est un peu comme avoir un PC avec plein de programmes ouverts qui bouffent beaucoup de ram et tournent en boucle et d'essayer par dessus tout ça d'en ouvrir un supplémentaire, même très simple. ben ça ne marchera probablement pas ou alors ça prendra énormément de temps.
Même les personnes qui sont en dépression mais ont un toit ont beaucoup plus de mal à réaliser certaines tâches administratives alors une personne qui est dans une situation précaire et vit dans l'insécurité constante a beaucoup de chances de ne pas y arriver du tout (d'où l'importance de l'accompagnement social). Ces personnes ne sont pas plus bêtes que les autres, elles ont juste d'autres priorités, et parfois même la santé passe au second plan.
De tout ça va résulter parfois un syndrome de désocialisation (parfois irréversible) :
P. Declerck ( antropologue, psychanalyste et philosophe qui a une longue expérience de l'accueil d'urgence, de la grande marginalisation, de la désocialisation et de l’alcoolisme) définit le syndrome de désocialisation comme évitement et protection contre la psychose.
“J’entends par désocialisation un ensemble de comportements et de mécanismes psychiques par lesquels le sujet se détourne du réel et de ses vicissitudes pour chercher une satisfaction, ou – a-minima - un apaisement, dans un aménagement du pire. La désocialisation constitue, en ce sens, le versant psychopathologique de l’exclusion sociale. (…)
On ne saurait comprendre la dynamique propre au phénomène de la clochardisation, à moins de considérer que cette dernière est la manifestation, in fine, d’un désir inconscient du sujet qui recherche et organise le pire. Cette recherche du pire passe, de faux pas en actes manqués, par la destruction brutale ou progressive de tout lien libidinal. Il s’agit de rendre tout projet impossible. Le sujet n’y organise rien moins que sa propre désertification. Cela est parfaitement illustré par un signe clinique typique de ces tableaux : celui de la perte répétée, quasi programmée, des papiers d’identité.”
“Il semble que la grande désocialisation constitue une solution équivalente (mais non identique) à la psychose. Solution tragique et mortifère, solution de la dernière chance, par laquelle les sujets tentent de se mettre à distance du pire qu’ils sentent bouillonner en eux. C’est à l’éventualité potentielle et fantasmatique du meurtre, du suicide ou de l’effondrement psychotique que la désocialisation offre une sorte de moyen terme et d’aménagement chronique”.
Bon c'est de la psychanalyse et je ne suis pas forcément d'accord avec toute l'analyse psychopatho mais je pense que vous voyez l'idée de l'exclusion sociale (qui passe par une sorte de "suicide social" avec un effet de cascade progressif) pour gérer un quotidien trop violent et des pensées intolérables pour le cerveau (suicide en priorité, mais aussi le fait de faire face à sa propre situation, au fait qu'on a changé, et qu'on voit dans les yeux des gens qui nous regardent, dont les personnes du social, personne n'a envie de constater ça sur soi même). C'est la seule solution pour eux, c'est une forme d'adaptation à la situation extrême qu'ils vivent, sinon ils seraient anéantis totalement.
D'ailleurs modifier aussi profondément son fonctionnement psychique c'est quelque chose d'assez rare (sauf dans le cas où on se retrouve dans une situation de guerre, de torture, etc) alors il est encore plus difficile de le changer à nouveau pour "revenir à la normale". J'avais déjà vu des histoires de personnes SDF qui avaient réussi à retrouver une situation stable mais "replongent" en quelque sorte et finissent à nouveau à la rue parce que le lien social, le fait de réaliser des actes quotidiens comme faire à manger, payer son loyer, etc n'a plus de
sens dans leur construction psychique. Donc dans les cas de grande désocialisation, le retour à une vie typique est parfois impossible, ou bien ça demande un bon encadrement, un accompagnement à très long terme, etc.
Evidemment que quand on est au chaud chez sois et qu'on mène une vie normale ça parait facile, on se dit "ben
il suffit de prendre un RDV,
il suffit de trouver un travail,
il suffit d'aller dans un centre social". On ne devient pas SDF comme on devient serveur ou végétarien. C'est pas juste une situation administrative, un statut dans la société, un état qui oblige à modifier ses habitudes de vie, ce n'est pas juste un dénuement économique. C'est une modification parfois
profonde de tout ce qui constitue l'individu, une altération profonde du sujet dans son rapport à lui même et au monde. Il y a parfois une rupture totale avec le monde mais cette rupture est leur seul moyen de survivre.
Le problème, c'est que pour être réinséré, on leur demande de quitter cet état et de se "normaliser", ce qui est quasiment impossible avec les moyens qui leurs sont donnés.... Il y a un côté un peu sadique dans ce que propose et demande la société à ces individus.
C'est pour ça qu'il est important de militer pour plus de lieux d'hébergement (pas d'hébergement d'urgence qui détruisent plus qu'autre chose) et d'agir en amont contre la pauvreté pour éviter que des personnes se retrouvent à la rue.