Du Meilleur des mondes préfacé par l'auteur, Aldous Huxley donc. Préface qui date de 1946 s'il vous plaît ! En fait c'est un retour de l'auteur vers son oeuvre des années après sa publication en 1932.
"[...] Si je devais réécrire maintenant ce livre, j'offrirai au Sauvage une troisième possibilité (NB : entre vie démente en Utopie et vie d'un primitif, vie plus humaine à certains points de vue, mais à d'autres, à peine moins bizarre et anormale). [...] Il y aurait la possibilité d'une existence saine d'esprit - possibilité déjà actualisée, dans une certaine mesure, chez une communauté d'exilés et de réfugiés qui auraient quitté Le Meilleur des mondes et vivraient à l'intérieur des limites d'une Réserve. Dans cette communauté, l'économie serait décentraliste, à la Harry George (faut que je me renseigne sur lui), la politique serait kropotkinesque et coopérative. La science et la technologie seraient utilisées comme si, tel le Repos Dominical, elle avaient été faites pour l'homme et non comme si l'homme devait être adapté et asservi à elles. La religion serait la poursuite consciente et intelligente de la Fin dernière de l'homme, la connaissance unitive du Tao ou du Logos immanent, de la Divinité ou Brahman transcendante.
[...]
" Il n'y a bien entendu aucune raison pour que les totalitarismes nouveaux ressemblent aux anciens. Le gouvernement au moyen de triques et de pelotons d'exécution, de famines artificielles, d'emprisonnements et de déportations en masse, est non seulement inhumain (cela, personne ne s'en soucie fort de nos jours) ; il est - on peut le démontrer - inefficace : et, dans une ère de technologie avancée, l'inefficacité est le pêché contre le Saint Esprit. Un Etat totalitaire vraiment "efficient" serait celui dans lequel le tout puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d'esclave qu'il serait inutile de contraindre parce qu'ils auraient l'amour de leur servitude. La leur faire aimer - telle est la tâche assignée dans les Etats totalitaires d'aujourd'hui aux ministères de la propagande, aux rédacteurs en chefs de journaux, et aux maîtres d'école. Mais leurs méthodes sont encore grossières et non scientifiques. [...] Les plus grands triomphes, en matière de propagande, ont été accomplis, non pas en faisant quelque chose, mais en s'abstenant de le faire. Grande est la vérité, mais plus grand encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité. En s'abstenant simplement de faire mention de certains sujets, en abaissant ce que Mr. Churchill appelle un "rideau de fer" entre les masses et tels faits ou raisonnements que les chefs politiques locaux considèrent comme indésirables, les propagandistes totalitaires ont influencé l'opinion d'une façon beaucoup plus efficace qu'ils ne l'auraient pu au moyen des dénonciations les plus éloquentes, des réfutations logiques les plus probantes. Mais le silence ne suffit pas. Pour que soient évités la persécution, la liquidation et les autres symptômes de frottement social, il faut que les côtés positifs de la propagande soient rendus aussi efficaces que le négatif. Les plus importants des "Manhattan projects" de l'avenir seront de vastes enquêtes instituées par le gouvernement, sur ce que les hommes politiques et les hommes de science qui y participeront appelleront le problème du bonheur, - en d'autres termes, le problème consistant à faire aimer aux gens leur servitude.
[...]
Et la promiscuité sexuelle du Meilleur des mondes ne semble pas, non plus, devoir être fort éloignée. Il y a déjà certaines villes américaines où le nombre des divorces est égal au nombre des mariages. Dans quelques années, sans doute, on vendra des permis de mariage comme on vend des permis de chiens, valables pour une période de douze mois, sans aucune règlement interdisant de changer de chien ou d'avoir plus d'un animal à la fois. A mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s'accroître en compensation. Et le dictateur (à moins qu'il n'ait besoin de chair à canon et de familles pour coloniser les territoires vides ou conquis) fera bien d'encourager cette liberté là. Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l'influence de drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort.
[...] nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme) ; ou bien un seul totalitarisme supranational suscité par le chaos social résultant du progrès technologique rapide en général et de la révolution atomique en particulier, et se développant, sous le besoin du rendement et de la stabilité, pour prendre la forme de la tyrannie-providence de l'Utopie. On paie son argent et l'on fait son choix. "