" La chaleur, oui, mais la lumière, non.
[...]
Ai-je jamais été innocent ? Si je l'ai jamais été, c'est parti très vite. Très vite, je crois avoir compris les jeux des grands, leurs enjeux, leurs discussions murmurées, leurs sous entendus, leurs lâchetés, leurs espérances. Très vite, je n'ai plus été dupe. J'ai perdu ça: la naiveté, la fraîcheur, l'inconscience. Je sais que ça n'est pas pour tout le monde pareil mais je n'en tire aucune gloire. Je n'ai rien cherché, rien forcé. Cela s'est produit, voilà tout. Et, dans le même mouvement, je n'ai pas cherché à tirer profit de cette situation, de ma précocité. Je n'en ai pas fait une arme que j'aurais utilisée. Non. Je n'ai pas ajoutée la perversité à cette précocité. Je ne suis pas pervers. La perversité exige des efforts que je ne suis pas disposé à accomplir. Il y a dans la perversité quelque chose d'actif, de volontaire qui n'est pas dans mon caractère. Je ne cherche pas à peser sur les évènements. Je les laisse survenir. Simplement, j'en mesure exactement la portée, les conséquences possibles. Je possède l'intelligence du monde et des hommes.
On ne vas pas m'aimer de tenir de tels propos. Qu'y puis-je ? j'en suis sincèrement désolé. Qu'on me croie lorsque j'affirme cela.
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Cette chambre est un navire. Un navire à bord duquel nous naviguons, sur des mers calmes ou déchaînées, à la recherche de rivages paisibles ou accidentés. Il y a des soleils impressionnants et puis des coups de sirocco. Il y a des étendues d'eau à perte de vue et puis, brusquement, la côte. Il y a ce roulis incessant, qui nous berce ou nous secoue, qui nous accompagne toujours. Nous sommes des marins égarés, à bord d'un bateau ivre.
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Tu dis: je suis l'homme sans ascendance, ni fraternité, ni descendance. Je suis cette chose posée au milieu du monde mais non reliée au monde. Je suis celui qui ne sait pas d'où il vient, qui n'a personne avec qui partager son histoire et qui ne laissera pas de traces. Ainsi quand je serai mort, c'est d'avantage que le nom que je porte qui disparaîtra, c'est mon existence même qui sera niée, jetée aux oubliettes. Personne pour se souvenir de moi. Tu dis: toi, Vincent, voudrais-tu être celui qui se souviendra de moi ?
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Marcel,
il est mort,
il est mort, et moi je ne suis déjà plus vivant.
Vincent.
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Je suis seul désormais, tout à fait seul. Qu'on s'arrête un instant et qu'on tâche de mesurer l'étendue de cette solitude. Je n'ai pour compagnie que le poids d'un secret, la tristesse d'un deuil, la certitude que ce qui m'attend sera moins bien que ce que j'ai connu. Il y a son absence qui est une béance, une amputation, la manifestation d'une incomplétude, impossible à résoudre. Cette perte est la plus grande perte. Si je devais opposer la notion de gain à celle de perte, je gagnerai nécessairment moins que ce que j'ai perdu. Alors, pourquoi jouer ? Et cependant, l'indifférence est une posture impossible. De même, le désir pour un autre est un évènement inconcevable. Je suis perdu pour les hommes."
Philippe Besson, En l'absence des hommes.