Tout ceci commence à prendre une drôle de tournure. Je ne conteste pas le bien fondé de la révolte populaire en soi. Mais quand on s'en prend à des mairies, à des écoles de quartiers, à des médiathèques, on entre dans une tout autre dimension. Quand les gilets jaunes saccagaient les boutiques de luxe sur les Champs Élysée, ça me laissait pas mal indifférente, mais là on part sur des dégradations volontaires de structures municipales, d'établissements de service public. C'est différent. Je suis pas hyper à l'aise, pour tout dire.
Les gilets jaunes étaient des militants, ils avaient une démarche réellement politique, même s'ils n'avaient pas tous une pensée politique hyper construite ou nuancée, ça restait une démarche politique.
Les émeutes sont un autre type de démarche, et je pense qu'on ne peut pas vraiment attendre la même chose des émeutiers dont l'action provient d'un sentiment de désespoir et d'impuissance. Dans ce contexte d'impuissance, les écoles et les médiathèques ne sont pas des lieux de savoir, ce sont des symboles de l'Etat, qui ont parfois écrasés les émeutiers dans leur système.
A une époque, je me suis occupée d'enfants de ZEP dont certains vivaient en foyer. Plusieurs profs les traitaient comme des nuisances et je me souviens encore de ces sorties à la bibliothèque du quartier avec un gamin qui n'avait que 11 ans où la bibilothécaire était venue nous trouver et LUI dire en hurlant de se taire car il faisait trop de bruit alors que c'était MOI qui parlait et qu'honnêtement, on ne dérangeait pas grand monde : la bibliothèque était vide, on parlait à voix plutôt basse, et je sais de quoi je sais parle car à ce moment-là... je travaillais aussi en bibliothèque donc je savais très bien ce qu'était un usager bruyant. Chaque fois qu'on allait là, la bibliothécaire nous fusillait du regard, ça se voyait qu'elle avait hâte qu'on parte et qu'elle pensait qu'elle devait protéger les autres usagers de ce gamin qui avait une attitude de préado de banlieue un peu exhubérante et populaire, et un physique racisé. Même moi, j'avais ressenti son attitude comme une façon de dire au gamin "tu n'es pas le bienvenu ici, la bibliothèque municipale, ce n'est pas pour toi" et ça me choquait profondément, alors que ce n'était pas moi qu'elle ciblait. Je ne peux qu'imaginer l'impact que ça avait sur lui.
Et du coup, comment une personne traitée comme ça depuis son enfance va percevoir les écoles, les médiathèques et les mairies? Comme des lieux de savoir où il se sent libre et qui sont là pour le bien commun ou comme des lieux d'inégalités où on lui rappelle à chaque pas qu'il est un sous-citoyen? Franchement, je pense qu'on a tous eu des mauvaises expériences en mairie, alors j'imagine que c'est encore pire pour quelqu'un qui n'a pas toutes les clés pour manoeuvrer dans l'administration. Pareil pour les transports en commun, ces lieux où tu t'entasses et tu passes des heures pour aller travailler, ya de quoi s'y sentir déshumanisé quand on vit loin comme les habitants des banlieues de grande ville qui subissent le plus les retards de transport et les trajets interminables.
Et quand on est face à un crime qui crie à la face de toute une partie de la population : aux yeux des représentants de ce pays, tu ne vaux rien et tu es un problème, franchement ça ne me surprend pas plus que ça que cette population se sente prête à aller détruire d'autres symboles représentants le pays et d'autres services publics. On apprécie les services publics uniquement quand on ne les vit pas comme une souffrance, et l'école, la mairie, les bibliothèques, les transports, ça peut complètement être vécu comme un lieu qui nous apporte de la honte et de la souffrance. Je ne parle bien sûr pas d'agression d'écoliers ou de bibliothécaires, mais les lieux en eux-mêmes peuvent être vus comme des lieux de souffrance.
Dans tous les cas, je ne pense pas qu'on puisse attendre des émeutiers qu'ils s'autorégulent. Quand tu fais parler ta rage et ton sentiment d'injustice via la violence, c'est que le respect des normes, des symboles et de la morale n'a plus aucun sens pour toi. Les gilets jaunes essayaient d'obtenir une réaction politique et honnêtement, je ne pense pas que ce soit le cas des émeutiers qui sont plus en train de faire l'équivalent de crier "j'en peux plus!" sans revendication précise.