Le problème n'est pas "on manque d'un autre point de vue" mais "cet article est mal écrit car il n'a ni nuance ni recul ni contexte sur un sujet hyper touchy, ce qui crée des réactions très mitigées".
J'ajoute que sur le web, un article voyage très souvent seul grâce aux réseaux sociaux, et que c'est étrange comme justification d'un article maladroit de demander aux gens de lire le reste du site. Beaucoup vont voir passer l'article sur Twitter ou Facebook, lire et fermer la page, sans connaître Madmoizelle plus que ça. "Ca manque de recul ? Oui mais on a écrit un autre truc en 2013 sur la question, ça permet de voir les choses différemment." Ca ne marche pas sur le web (et dans aucun média d'ailleurs). C'est comme écrire un papier à charge sur quelqu'un sans respecter le contradictoire (sans lui donner une possibilité de répondre) dans l'article, et dire comme défense qu'on l'avait déjà interrogé l'an dernier. On n'a aucune certitude que les gens le liront, donc le mal sera fait.
Tout à fait d'accord avec toi.
Comme beaucoup de lectrices, je crois que cette vidéo aurait demandé un article bien plus fouillé et rigoureux. Il m’a semblé un peu léger, un peu maladroit, et sur un sujet comme le viol ça me semble éminemment regrettable.
Même s’il se présente comme du pur donné, une histoire simplement « partagée » et pas « analysée » (pour reprendre les termes que j’ai lus dans un commentaire), un témoignage est nécessairement conditionné par la manière et le contexte dans lequel il est formulé, et dans lequel il est reçu. Il me semble vraiment important d’y prêter la plus grande attention. Le format d'une conférence TED a ceci de particulier qu'il privilégie systématiquement le caractère "exceptionnel" du récit, la démarche personnelle et le parcours de vie des locuteurs, et la production immédiate d’une émotion forte, positive, chez les destinataires.
Malgré toutes les précautions prises par Thordis à la fin de la vidéo, sur le fait qu'il s'agit d'un cas parmi d'autres, et nullement d'un exemple à suivre obligatoirement, le dispositif
en lui-même confère à mon sens aux propos des intervenants, même malgré eux, au moins deux caractéristiques que je résumerais ainsi :
- Une forme d'exemplarité morale
- L’attrait d’une belle histoire
Alors attention, je ne dis pas qu'une histoire de viol ne puisse, pour une victime, devenir une belle histoire de vie. Ni que la mise en récit d'un traumatisme et de ses conséquences ne puisse aider les victimes, ainsi que celles qui reçoivent son témoignage, à se reconstruire et à surmonter ce qu'elles ont vécu. Ni qu’il n’ait rien à apprendre à ceux qui ne sont pas directement concernés. Bien au contraire. Et quelque part je peux tout à fait comprendre que des lectrices aient été touchées positivement par la vidéo et par l’article. En outre, il est vrai qu’on ne peut que se réjouir de voir des victimes de viol prendre la parole en public, via un média populaire et largement diffusé, et parler de la culture du viol. Oui, mille fois oui !
Mais pas n’importe comment. Et donner la parole au violeur de cette manière, ça reste très très problématique à mon avis.
Même s’il se présente comme un cas « unique », un témoignage a fatalement une certaine prétention à représenter quelque chose de collectif ; et à ce titre, ce qui y est dit ne peut pas simplement être renvoyé, d’un revers de main, à « une histoire singulière parmi tant d’autres ». S’il a blessé ou dérangé des lectrices (dont moi), c’est qu’il les a affectées, et s’il les a affectées, ce n’est pas forcément parce qu’elles seraient trop sensibles ou ne sauraient pas faire la part des choses ! Il y a des raisons et il serait souhaitable de prendre ces raisons au sérieux, non ?
Personnellement, beaucoup d’éléments me dérangent dans cette vidéo, que de nombreux commentaires ont déjà relevés avec beaucoup de justesse. Les réactions des madzs qui avaient été blessées par cette vidéo, leur colère et leur dépit, m’ont énormément touchée. Je suis désolée si mon message peut paraître un peu froid à côté :-S. Bref, je ne vais pas pouvoir être exhaustive mais j’aimerais à mon tour revenir sur deux-trois points :
1. L'évacuation totale de la question de la justice pénale. Déjà, il est effectivement assez dérangeant que ne soit pas du tout abordée l'éventualité d'une peine pour le violeur, et qu'il exprime son témoignage alors qu'il n'a jamais purgé de peine, ni même été jugé pour son crime. A la fin de la vidéo, il est même fait référence au viol de manière très euphémisée comme d'une "erreur" : je trouve ça très significatif.
J'ai lu un ou deux commentaires qui disaient que ça n'aurait servi à rien car il regrettait sincèrement, avait compris, etc. A mon sens, non. Et il ne s'agit pas ici de vouloir qu'il endure tous les maux,simplement que son crime devienne aussi l’affaire de la justice et de la collectivité.
C'est le principe de base de la justice en fait : à savoir que ce n'est pas à la victime de décider de la punition. Et ce pour n'importe quel délit ou crime ! Ici, on a vraiment l'impression que le mec s'en est bien tiré, parce que d’une, la victime a pris sur elle pendant des années, et que de deux, elle lui a donné un espace de parole, comme une opportunité de rédemption (avec tout ce que ce terme sous-entend de problématique !). En bref, la propre résilience de la victime semble s’être construite du fait qu’elle ait comme pris en charge la culpabilité et la repentance de son violeur. Si ça l’a aidée, tant mieux, et après tout elle n’avait pas d’autres moyens à sa disposition (c’est bien le problème). Mais ça donne aussi l’impression qu’il pourrait revenir aux victimes de faire ce travail ; or, à mon avis l’une des fonctions des institutions de justice est précisément
d’éviter ce type de situation.
La seule alternative évoquée par Thordis à ce qu'elle a fait (entrer directement en contact avec son violeur, lui écrire, le rencontrer), c'est "la vengeance". Lui faire du mal. Sincèrement, je ne voudrais pas remettre en question le courage de cette jeune femme, ni le chemin qu'elle a pris, car effectivement ça lui appartient, et personne n'est légitime pour la critiquer. Elle a en outre fait preuve d’énormément de courage. MAIS je pense vraiment, vraiment, vraiment, que poser cette alternative entre pardonner OU se venger (ou plutôt se morfondre dans un désir de vengeance car celle-ci n’est pas possible) sans même évoquer l'autre option, à savoir porter plainte, est plus que dommage. Tant pis pour la vidéo (les TED talks sont ce qu'ils sont...), mais je crois qu’il est indispensable, dans l’article, de le rappeler (en police 30 et en gras), voire d’insister là-dessus.
Tant mieux si Thordis a pu trouver une forme de paix malgré ces obstacles, mais la question méritait au moins d’être soulevée dans l’article : comment la prise en considération de la « culture du viol », de ses causes structurelles et de ses conséquences sociales et psychologiques, pourrait justement amener à revoir, par exemple, les délais de prescription et la prise en charge des cas de viol, en tenant compte du temps qu’il peut falloir à la victime pour porter plainte, du fait de ces représentations et/ou de pressions sociales qui compliquent très souvent sa démarche.
2. Une tendance à déresponsabiliser le violeur. Je pense que c’est aussi une conséquence de l’absence d’aspect juridique, et peut-être d’un contre-usage de la « culture du viol ».
Qu’on s’entende : je ne remets pas du tout en question l’existence des représentations pointées dans la vidéo, et qu’on regroupe sous le nom de « culture du viol » (que Madmoizelle a d’ailleurs entrepris de disséquer, à juste titre, dans nombre de ses articles). Il est très important d’analyser ces préjugés collectifs inconscients et de prendre toute la mesure de leurs conséquences pour les victimes comme pour ceux qui commettent un viol. De même, je suis très encline à croire que les individus sont déterminés par les représentations culturelles et sociales, et que cela peut expliquer, par exemple, que certains violeurs n’aient pas tout à fait conscience qu’ils sont bel et bien en train de commettre un crime et une grave atteinte à autrui.
Ce que je trouve regrettable, c’est qu’ici le problème est abordé comme quelque chose qui puisse se désamorcer par un dialogue : le côté « mettons-nous tous autour d'une table et discutons tous ensemble de la culture du viol ». Certes, entendre les coupables peut aider à comprendre quels mécanismes ont pu les amener à commettre un tel acte, et dans cette perspective, leur parole est à prendre en compte. Mais l’idée d’un dialogue unilatéral entre les oppresseurs et les victimes n’a absolument rien d’évident. Parce que leur situation n’est pas symétrique. Je suis heureuse (et limite soulagée) pour Thordis que ça se soit bien passé, mais en soi, leur histoire de correspondance et de rencontre physique, sans encadrement ni rien, sans aucune protection ou garantie pour la victime, me fait plus frémir qu’autre chose. C’est peut-être très subjectif de ma part, mais dans le fond ça me semble dangereux et malsain.
En tout cas, je trouve compréhensible que beaucoup de lectrices aient trouvé cette perspective choquante, et qu’elles aient été offensées que ce soit présenté comme une solution.
3. Que les étiquettes de "victime" et de "criminel" (ici "bourreau") soient pointées comme réductrice, dans un même mouvement, comme s'il s'agissait de deux notions symétriques, qui "réduisent" de la même façon et pour les mêmes raisons les individus à ce qu'ils ont subi d'une part, à ce qu'ils ont commis d’autre part. En fait ce qui me dérange c'est que le parcours de la victime et du bourreau soient ainsi mises sur un pied d'équivalence, comme un parcours parallèle.
Alors que le viol se caractérise précisément par la profonde dissymétrie du rapport de force qui s’établit entre le violeur et sa victime. Et c’est d’autant plus vrai dans une société (la nôtre, pas seulement celles auxquelles il est fait référence à la fin de son intervention !) où les relations sont profondément inégalitaires, où les victimes de viol sont souvent déconsidérées et réduites au mutisme. Alors, même s’il y a peut-être quelque chose d’émouvant et presque miraculeux à voir cette symétrie rétablie dans l’histoire de Thordis et Tom, et surtout dans la manière dont elle est racontée, il faudrait, au mieux, la considérer comme un point d’aboutissement (même s’il me semble assez improbable), mais surtout pas comme une mise de départ pour traiter du viol et discuter de la culture du viol.
Du coup, cela me pose problème que la parole des violeurs soit ainsi sollicitée, comme à part égale, alors qu’il n’est déjà pas du tout ACQUIS, dans la société, que le témoignage et la souffrance des victimes soient reconnus et considérés.
Là-dessus, je rejoins totalement Natipik :
A mon humble avis, il serait peut être bon de rappeler que pour que tout le monde (hommes inclus donc) puisse prendre part au dialogue autour du viol, il faudrait commencer par donner la parole correctement aux victimes, dans la société en général.
C'est sans doute évident pour les rédactrices de Mad', mais tout le monde n'a pas lu les 4582 articles sur le viol.
Bref, voilà un peu mon point de vue ^^'… c’est très parcellaire et il ne fait que répéter beaucoup de choses qui ont déjà été dites fort justement par d’autres lectrices. On peut admettre qu’il ne s’agissait que d’un témoignage isolé, fait dans les conditions très particulière d’une conférence TED, mais ça ne dispense pas, je crois, de relever les limites de la démarche de ces deux personnes et du dispositif au sein duquel ils sont amenés à témoigner ; d’écouter aussi la voix de celles à qui ce témoignage fait du mal ; de chercher à se poser les bonnes questions en conséquence de tout cela.
Je ne sais pas ce que décidera la rédaction, mais demander, ou du moins espérer, une refonte ou un addendum à cet article, ne me semble pas si disproportionné, au vu de ce qu’il a suscité chez un grand nombre de lectrices concernées par la question.
PS : Désolée pour le pavé^^'