A mon tour de vous faire découvrir mon métier.
Je suis interprète en Langue des Signes Française (LSF)
Que les choses soient claires : la langue des signes est une vraie langue, avec sa syntaxe propre, son vocabulaire, ses expressions et « jeux de signes » intraduisibles. Ce n’est pas du mime (sinon tout le monde la comprendrait), même si on peut insérer 10 secondes de mime dans une phrase, de temps en temps, pour rendre le discours plus vivant.
C’est une langue en 3D (la syntaxe consiste à poser le cadre « temps et lieux » pour créer une scène, puis les protagonistes, concrets ou abstrait, puis l’action). Les choses abstraites ont leur signe, comme les choses concrètes, ce qui fait qu’on peut traduire de la philo sans problème. Longtemps dénigrée (et malheureusement encore peu utilisée par les sourds eux-mêmes, spécialement ceux nés dans des familles entendantes qui ne favorisent pas cette option de communication avec l'enfant), elle est en retard par rapport au français en terme d’enrichissement du vocabulaire, mais les sourds, par le biais d’interprètes, accédant de plus en plus à des domaines jusqu’alors « interdit » dans leurs études (compta, informatique, médical etc…), les nouveaux signes se mettent en place. Pour les mots français n’ayant pas de signes équivalents (ce qui arrive pour toutes les langues), on passe naturellement par une périphrase.
Elle n’est pas internationale (il en existe une mais regroupant à peine quelques centaines de signes, pour les grands colloques de sourds internationaux), les signes changent d’un pays à l’autre, il existe des patois régionaux. Mais à l’aide de gestes, de mime et de cette capacité (développée à force de côtoyer des entendants ne pratiquant pas leur langue) qu’ont les sourds à « se faire comprendre », 2 sourds de pays différents mettre 3 jours à communiquer aisément (on compare avec les langues orales ?)
Les mains, le regard, la position du buste, le mouvement des bras, la forme des lèvres et l’expression faciale sont significatifs en langue des signes.
Bref, au même titre que de l’anglais ou de l’allemand, la LSF est une langue étrangère.
Etudes :
Interprète Français/Langue des Signes, c’est un master II à bac+5. Paris, Toulouse et Lille proposent ce cursus, en école d’interprètes et de traducteurs ou à la fac, selon.
Il faut savoir que pour intégrer la formation, il faut déjà être titulaire d’une licence (n’importe laquelle, puisque sur le terrain vous êtes amenés à traduire de tout, et pas en fonction de vos affinités). Souvent, les candidats ont déjà un master II dans un autre domaine.
Il faut être déjà bilingue (2 ans à 2 ans et demi d’apprentissage de la langue) quand vous vous présentez au concours d’entrée. Le concours d'entrée nous évalue sur notre niveau en LSF mais aussi sur notre niveau en Français car nous allons aussi devenir la voix de quelqu'un.
La formation dure 2 ans.
Le métier :
Les plus
- Très enrichissant. On touche vraiment à des domaines très variés. L’éventail des thèmes demande d’avoir une « souplesse » d’esprit et assez de jugeotte pour comprendre rapidement de quoi il retourne (interpréter, ce n’est pas faire une correspondance mot à mot : c’est comprendre le sens d’une langue A pour le rebalancer correctement en langue B.)
- Cela permet d’accéder à des lieux fermés au plus grand nombre (ministère de la défense, labo médico-légal, cuisine d’un macdo, salle d’accouchement, salle d’audience de tribunal, entrepôt de la fnac, usine d’armement)
- Le côté humain est très présent, même si paradoxalement, officiant seule, cela reste un métier très solitaire.
- On se gère tout seul, aussi bien en libéral qu’en tant que salarié (dans ce cas, on reçoit son planning de la semaine le vendredi soir. A chacun de gérer pour arriver à l’heure où il doit être et faire son boulot)
- On vit parfois des moments très drôles, soit grâce aux gens qu'on rencontre, soit par certaines situations cocasses (interpréter un RDV médical avec un vieux sourd en slip devant le médecin). Les émotions sont riches (de l'annonce d'un cancer incurable à la naissance d'un bébé, du verdict d'emprisonnement à l'embauche en CDI)
Les moins :
- Attendez-vous à entendre souvent « ah, vous traduisez…et sinon, votre vrai métier à côté, c’est quoi ? ». Les gens n’arrivent pas à comprendre qu’on fait le même travail qu’un interprète en anglais. Ils croient aussi que l’interprète est ami avec le sourd alors que non, je ne l’ai jamais vu avant et si ça se trouve, je ne le reverrai jamais.
- Enormément de déplacement, de très grosses amplitudes horaires car un interprète officie sur une région entière (entre 4 et 6h/jour de métro et rer en région parisienne. Plus ou moins pareil en voiture en province.) Les sourds ou entendants ayant réservé l’interprète peuvent décommander à la dernière minute, dans ce cas on est réaffecté à un autre endroit et il faut courir.
- 2h d’interprétation le matin, 2h l’après-midi (ne connaissant jamais le thème et le contexte des discours à fond, interpréter demande une grosse concentration qu’on ne peut pas conserver plus de 2h). Pour les trucs plus longs (conférences, réunions, etc…), on officie en binôme avec roulement toutes les 20mn.
- On ne va pas interpréter les mains dans les poches, nous avons un temps de préparation avant (en théorie). Pour cela, il faut qu’une âme charitable daigne nous expliquer de quoi on va parler (qu’elle nous fournisse un powerpoint ou autre support étant le graal), et assez précisément, parce que « c’est un cours d’approfondissement sur de la biologie moléculaire pour des laborantins », moi et mon bac+5 en sciences du langage, on trouve ça vaste. Bref, on récolte toujours très peu d’infos à l’avance, on passe nos soirées à écumer le net et à se demander comment on va faire passer telle notion si jamais on nous la sort. Un gros gros nœud dans le ventre quasi quotidien quand on va bosser donc, une mise en danger nouvelle à chaque demi-journée de boulot et la possibilité de foirer complètement l’interprétation par manque de prépa (avec un sourd pas content à la clé et soi-même qui se sent merdique)
- On peut se retrouver à traduire pour des sourds ne connaissant pas la langue des signes ! C’est folklo.
- On est diplômé à bac+5 mais payé au smic horaire, contrairement aux collègues langue orale. C'est un métier qu'on fait par passion pour la langue et la communauté sourde, pas pour le profit.
Une journée type
5h :Lever
6h : départ
8h : arrivée à trouducudumonde n°1 dans le sud ouest de la région parisienne
8h-10h : interprétation d’une formation informatique pour les salariés d’une entreprise d’assurances
10h- 11h : retour sur paris
11h-12h30 : ennui, errance dans le froid sous la flotte, repas
12h31 : sms comme quoi je ne dois plus aller à 14h à trouducudumonde n°2 dans l’est de la région parisienne pour traduire le RDV d’un monsieur à la CAF ; à la place je vais à trouducudumonde n°3 dans le nord ouest de la région parisienne pour traduire un cours de carrosserie, mais c’est à 16h30.
12h31-13h30 : je rentre chez moi
13h30-14h30 : je tape « carrosserie » en long, en large et en travers sur le net pour pas être totalement larguée. J’y comprends rien, je stresse.
14h30-16h30 : transport vers trouducudumonde n°3, je mets 15 ans à trouver le bon bus, à l’entrée de l'établissement le pion me demande mon carnet de correspondance, faut que je lui explique qui je suis, je me paume pour trouver la salle, je la trouve, j’essaie de repérer un appareil auditif au milieu de cette masse de gamins se croyant hommes qui se bousculent, rotent, croient que je suis une nouvelle et tentent de me draguer etc…Un prof arrive, je me présente, il me montre un garçon assis au premier rang, je m‘installe en face de lui, super nerveuse de ce que je vais devoir traduire et « alors, la dernière fois on avait commencé le chapitre sur les amortissements… » (euh « amortissements », c’est pas de la compta, ça ?). Je demande au prof. « Ah oui oui, le prof de carrosserie est pas là alors j’ai récupéré son créneau horaire. Du coup c’est compta » (purée, achevez-moi).
16h30-18h30 : je rentre chez moi en me disant que vu que encore une fois j’ai décommandé la sortie ciné de 17h pour cause de boulot, je vais finir seule entourée de 20 chats.
18h30-20h30 : demain je dois traduire un TP de reliure (je vais voir ce que c’est sur le net et noter les mots bizarres) et l’après-midi, avec une collègue que je ne connais pas je vais traduire le discours/bilan de l'année d’un PDG d’une grosse boîte pendant 3h30 (la secrétaire nous a filé tout le discours, c’est la fête, je vais lire ces 37 ennuyeuses pages, sauf qu’elle a précisé qu’il en tenait jamais compte et fait du freestyle, ah et « il parle très vite, c’est dur à comprendre avec son accent allemand, surtout les chiffres uh uh uh »)
21h30 : j’ai mangé. Levée à 5h je suis naze, les transports toute la journée étaient éreintants, tendre l’oreille pour entendre le prof dans la classe ultra bruyante de l’après-midi m’a achevée ; le sourd de ce matin a posé un milliard de questions, avec une seule main car l’autre était sur la souris, j’ai dû tellement concentrer mon regard que ce soir j’ai mal aux yeux. Pas envie de bruit ni d’image. Je vais dormir.
Mais j’ai appris des trucs sur la boîte qui me fournit MON assurance habitation dont le salarié sourd m’a fait bien rire et j’ai un peu compris des trucs de compta (et à priori, malgré mes 32 ans, je fais encore jeune) je suis fière !(Mais je ne vous raconterai pas car je suis tenu au secret professionnel!)
(Edit: je précise qu'on peut être amené à bosser parfois jusque 22h, pour une réunion de copro par exemple ou le samedi matin pour un spectacle de fin d'année en maternelle). On est loin des horaires de bureau.