Je suis seule dans mon lit. Il est 17h40. Je viens de me réveiller. Les stores vénitiens sont ouverts, la lumière du jour filtre difficilement entre les rideaux. Il fait sombre, j'hésite à allumer une bougie pour apporter un peu chaleur aux murs blancs. Je suis trop paresseuse pour me lever. La chaleur de mon lit me retient sous les couvertures. Mes genoux sont pliés. Un livre de pâtisserie est sous mon ordinateur portable pour éviter une surchauffe de la batterie. J'ai dû changer la batterie il y a peu de temps, elle avait gonflé et mon trackpad était devenu inutilisable.
Ma colocataire préférée est dans sa chambre. On s'est rencontrées à mon arrivée ici, il y a deux ans et demis. Elle est devenue une véritable amie. L'appartement est silencieux. C'est agréable. Je profite de ce silence et fais le bilan de ma journée. Seul le ballet de mes doigts sur les touches de mon clavier vient rythmer mes pensées. J'ai séché mon cours de latin, j'avais besoin d'un break aujourd'hui. Je suis fatiguée. J'éprouve des émotions intenses ces derniers jours, depuis que je suis en couple. Elles m'épuisent mais je sens le syndrome de la page blanche me quitter. C'est bon signe. Ce matin, je me suis motivée à aller me promener seule au bord du lac. J'ai fumé ma dernière cigarette, assise en tailleur sur un banc en pierre. Il faisait froid mais sec. Le soleil brillait et ses rayons étincelaient sur le lac. Regarder le calme de l'eau et les oiseaux assoupis, se laissant flotter par la douceur des vagues, m'ont apporté beaucoup de sérénité. J'ai pris quelques photos qui sont susceptibles de m'inspirer dans l'écriture de ma nouvelle.
J'ai repensé à mon personnage masculin et à sa tendance à tapoter la poche de sa veste, à la recherche de son paquet de cigarettes de secours. Je m'étais inspirée de ma propre situation de non fumeuse ayant un paquet de secours, pour les moments de crises. Je ne devrais pas fumer ni payer une multinationale pour chopper un cancer alors que je souffre déjà de problèmes de thyroïde. Je déteste fumer, je déteste l'odeur qui se fixe à mes mains, mon visage et mes cheveux. Je ne veux pas que mon Danois sente ce tabac froid sur moi. Et malgré tout cela, je ne peux pas m'empêcher de fumer.
Quelle ironie. J'ai perdu mon paquet au lac. Je ne sais pas à quel endroit précis mais je sais que c'est un mal pour un bien. Il fallait que j'arrête et que cette habitude des dernières semaines demeure temporaires.
Il y avait peu de gens au lac ce matin. Deux hommes, ayant environ mon âge, sont arrivés en même temps que moi à Bellevue. Nous nous sommes installés à quelques mètres de distance, suffisamment loin pour garder une intimité mais assez proche pour ne pas me sentir seule. J'ai senti une présence s'installer derrière moi. Je me retourne. Une jeune femme, ayant environ mon âge elle aussi. Elle me regarde mais je ne vois pas ses yeux derrière ses lunettes teintées effet miroir. C'est assez troublant. Elle me sourit, je lui retourne un sourire timide. Elle dégageait une impression étrange, elle me mettait mal à l'aise mais je ne saurais expliquer quoi précisement.
Je suis partie pour continuer ma promenade au bord du lac. Je voulais voir la maison Le Corbusier dont on m'avait parlé lors d'une soirée, le w-e précédant. Cette jeune femme m'a regardée quitté le banc et m'a souri à nouveau.
Arrivée à destination, je constate que la maison est fermée jusqu'à fin mai. Je suis retournée au bord du lac. Je voulais fumer une autre cigarette. Je tâte ma poche. Rien. La deuxième. Rien non plus. Je vérifie une seconde fois les deux poches. Non, le paquet n'est pas là. Je prends mon sac à dos et vérifie à l'intérieur sans conviction. Mon paquet a disparu. Je commence à paniquer. Si j'avais su que ce serait ma dernière clope, je l'aurais savourée. Je me sens terriblement frustrée. Je presse le pas et prends la direction du banc où je m'étais installée un peu plus tôt. Il me faut compter 10 minutes de marche rapide, avec un peu de chance, si je l'ai laissé là, il y sera toujours. Les objets oubliés ne disparaissent pas très vite dans ma ville. Quelques centaines de mètres avant d'arriver à mon banc, je recroise cette jeune femme. Elle me fixe. Je vois mon visage se refléter dans ses verres. Elle me sourit. Ça n'aura duré que deux secondes mais à ce moment-là je ne peux pas m'empêcher de croire qu'elle m'a vue partir et oublier mon paquet de mentholées sans me prévenir.
J'arrive au banc. Rien. Tant pis. Cela aura été mon dernier paquet. Mon personnage perdra aussi le sien. Pouet. Ça lui servira de leçon à fumer des paquets de secours.
Je repense à cette rencontre curieuse. Elle m'a interpellée bien que nous ne nous soyons échangés aucun mot. Il s'en est suivi une autre, une demi-heure plus tard. J'étais sur l'escalator pour rejoindre mon quai. Un homme sautille gaiement en chantant et s'arrête juste à côté de moi. Un sourire m'échappe. Les gens qui laissent échapper leur joie sont rares par ici. On continue la montée en escalator ensemble. Il me parle en anglais et me remercie pour mon sourire sincère. Il me drague. C'est un jeune pasteur. Je n'ai pas compris grand chose à son débit de paroles théologiques mais une de ses questions m'est restée : as-tu déjà vu un ange ?
Peut-être.