Je me sens un peu mal à l'aise dans ce débat, pour plusieurs raisons (je vous avoue d'emblée que ce n'est pas l'enjeu géopolitique auquel je m'intéresse le plus, mais bref):
je comprends pas trop comment on peut décrier le fait que ces négociations soient gardées secrètes, vu que si les avancées sont publiées l'Europe n'a plus l'avantage dans les négociations. L'"ennemi" connaît nos objectifs et est donc en position de force. De plus, les différents états ont donné feu vert sur ce que peut et ne peut pas négocier la Commission, donc l'argument de "Bruxelles décide à notre place" n'a aucun sens de mon point de vue.
Si le TAFTA passe, nos vies vont être bouleversées. C'est donc la moindre des choses que les citoyens soient mis au courant de ce qui se trame, sachent le contenu exact des négociations et sachent qui et au nom de qui ces négociations sont menées. Et ce d'autant plus que l'initiative des ce(s) traité(s) viennent des milieux des affaires et non des gouvernements élus et encore moins des citoyens. Il n'y a rien de plus anti-démocratique que le secret de ces négociations. Ce n'est pas normal que c'est seulement soumis à une pression citoyenne énorme que la Commission a daigné publier le texte concernant le contenu des négociations. Que les états membres aient ou non donné leur accord n'y change rien.
L'argument de la nécessité de garder le secret afin de préserver un pseudo-avantage ne tient d'ailleurs pas puisque l'affaire Snowden a révélé que les services américains en connaissent bien plus sur cette négociation que les Européens eux-mêmes. Les Etasuniens sont déjà en position de force. Et ce n'est pas en refusant le dialogue avec les citoyens, les ONG qu'on va arriver à inverser le rapport de force.
Et la seconde raison pour laquelle je ne me sens pas très à l'aise dans ce débat est directement liée à la première. J'ai l'impression qu'on spécule sur du vent (un peu fort cette expression, malheureusement je ne trouve pas d'expression plus proche de ma pensée), notamment sur la question des arbitrages. Data Gueule évoque Malboro ayant attaqué l'Uruguay et l'Australie, mais parlant des condamnations éventuelles... donc pas encore de base juridique solide ?
Il n'y pas spéculation. C'est écrit noir sur blanc, ça fait partie de ce qui est négocié. Le projet de traité prévoit la création de tribunaux d’arbitrage ( ISDS, pour Investor-State Dispute Settlement) qui offre des droits exorbitants aux entreprises. Concrètement, cette disposition donne à toute entreprise investissant dans un pays le droit de réclamer devant un tribunal d’arbitrage privé des dédommagements financiers de la part d’un État dont une nouvelle loi, ou une norme, seraient de nature à porter atteinte à aux profits actuels ou envisagés de l’entreprise contrariée. Une multi-nationale de l'agro-alimentaire pourrait ainsi poursuivre en justice une commune qui décide de ne servir dans les cantines de ses écoles que des produits locaux et/ou bio.
Dans le cas que tu cites si on parle de "condamnations éventuelles", c'est tout simplement parce que le procès n'est pas terminé. Mais que l'Uruguay et l'Australie gagnent ou perdent, ce procès leur aura coûté des (dizaines?) millions, millions qui auraient pu être dépensés dans l'éducation, la culture, le logement.
Le simple fait qu'une entreprise privée puisse poursuivre un état dont les politiques le gène est extrêmement inquiétant. Ca veut dire que Danone ou Coca-Cola pourraient s'immiscer dans nos politiques nationales et locales et s'opposer à des lois et directives qui auraient pour objectif la protection du consommateur ( = toi, moi, tes futurs enfants) et de l'environnement. Je sais pas toi, mais moi j'ai pas voté Danone aux dernières élections.
Enfin je suis plutôt favorable à l'idée d'harmoniser les normes européennes et américaines. L'Europe a la possibilité de fixer ses standards, car si nous ne le faisons pas maintenant les marchés émergents vont vite imposer les leurs, qui ne nous plairons pas forcément.
La Commission européenne, qui mène les négociations au nom de l’UE, est conseillée par un comité composé (entre autres) de représentants des grands lobbies agro-alimentaires. Dans le top 50 des lobbys et organisations qui ont eu le plus de contact avec la CE dans le cadre de la préparation des négociations, il n'y avait que 3 (3 sur 50!) qui représentaient les travailleurs, les environnementalistes et les citoyens. Les multinationales, qui sont les principales, voire les uniques intéressées n'ont aucun intérêt à ce que les normes européenne plus restrictives que les normes étasuniennes soit adoptées par tous. Si il y a harmonisation des normes ce sera vers le bas avec des conséquences désastreuses pour tous les secteurs marchands, et surtout non-marchands, pour l'environnement,… L'un des principaux obstacles commerciaux à éliminer est le principe de précaution : en Europe, un simple soupçon de nocivité, s'il est fondé, suffit à faire interdire un produit. Aux Etats-Unis, en revanche, un aliment reste autorisé tant que son caractère dangereux n'est pas prouvé.
Un des exemples le plus souvent présenté est celui du poulet nettoyé au chlore. Sa vente et donc sa consommation est actuellement autorisé aux USA et interdit en Europe. Si le Tafta passe et qu'une entreprise étasunienne porte plainte parce que les lois européennes lui interdisent de commercialiser son poulet chloré, il se pourrait très bien qu'un jugement rendu par ce tribunal spécial oblige l'Europe ou l'Etat en question à commercialiser ce produit.
Jusque là je n'ai parlé que du secteur marchand. Mais pas un domaine (à l'exception, mais je ne sais pas dans quelle mesure, de la culture) n'y échappe: santé, assurance-maladie, prix des médicaments, liberté du Net, protection de la vie privée, énergie, environnement, ressources naturelles, formation professionnelle, équipements publics, bien-être animal, immigration. Tout pourrait être privatisé. Des secteurs relevants actuellement du acteur public pourrait tomber dans le privé. Demain notre modèle européen de sécurité sociale pourrait passer à la trappe. Plus de remboursement des soins médicaux à moins de pouvoir payer l'assurance, plus de bourses d'études, plus d'assurance chômage, plus d'aides au logement, plus d'allocations familiales. C'est vraiment ça le monde dont tu rêves? En tout cas c'est celui dont rêvent les multinationales.
Si tu veux t'informer, je te conseille de lire
cet article du Monde diplomatique qui offre un bon aperçu de la situation (même s'il date déjà de 2013). Je n'ai dit que le quart du huitième de ce qu'il y a dire à ce sujet. Informe-toi, fais-toi ta propre opinion mais sache qu'aucun domaine de la vie ne pourra échapper au rouleau compresseur qu'est le traité transatlantique s'il est voté.