@La_Belette Par rapport au débat précédent sur l'essentialism, tu as bien saisi ce que je voulais dire
Je souligne d'ailleurs que je n'ai pas dit que l'essentialisme était intéressant parce que je crois en une essence féminine
Mais revendiquer l'égalité en prônant la différence (on ne sait même pas si elle existe vraiment, cette différence !), c'est selon moi se tirer une balle dans le pied. Les stéréotypes de genre, c'est quand même une base théorique en or pour tous les pignoufs qui pensent que les femmes et les hommes ne devraient pas avoir le meme "rôle" dans la société.
Je ne peux pas dire que je ne comprends pas ton propos, parce qu'il y a quelques années j'étais aussi une universaliste pure et dure qui s'acharnait à démontrer qu'on est tous pareils en brandissant des articles sur la biologie, l'anthropologie etc. et en repoussant d'un air dégoûté l'essentialisme. Mais depuis, je me suis rendue compte que des féminismes différents du mien comme le radicalisme ou l'essentialisme ont certains propos ultra intéressants qui peuvent très bien nourrir mon universalisme dans ses "zones aveugles".
Sur MadmoiZelle, quasiment tout le monde est universaliste et la majorité se déclare pro-féminisme intersectionnel. Mais ce n'est qu'un courant, et ce n'est pas parce qu'il nous parait juste qu'on doit avoir peur d'explorer d'autres courants et de dire "ah oui pas bête". Un espace comme la Veille Permanente Sexisme est EXACTEMENT l'endroit propice pour évaluer les différents arguments sans "se tirer une balle dans le pied".
Le féminisme a pu prendre la place qu'il a aujourd'hui sur la scène politique et sociale parce de nombreuses femmes brillantes ont décortiqué les concepts, ont débattu, ont exploré des arguments et leurs contraires, en bref parce qu'elles ont considéré le féminisme comme n'importe quelle science humaine : quelque chose qu'on se doit de critiquer et de remettre en cause de l'intérieur. Refuser de le faire parce que "c'est dangereux", pour moi c'est ça se tirer une balle dans le pied.
Par ailleurs, même en tant qu'universalistes, on ne peut pas non plus faire comme s'il y avait zéro différence parce que c'est justement nier une partie des problèmes auxquels sont confrontés un grand nombre de femmes.
Les femmes cis peuvent vivre la grossesse, pas les hommes cis. Et comme cette différence ineffaçable à ce jour est un peu un grain de sable dans la théorie du "on est tous pareil", ça pousse pas mal de féministes à être mal à l'aise avec la notion de maternité et de grossesse (certaines radicales étant même contre). Une de mes amies militantes féministes dans des assos universalistes m'a dit que sa grossesse avait été très difficile politiquement car ses amies militantes adoptaient deux attitudes : soit elles semblaient déçues de la savoir enceinte, soit elles niaient le fait que sa grossesse la rendait vulnérable et incapable de faire certaines choses que font les hommes. Or, mon amie se sentait justement plus vulnérable, fatiguée etc., et c'était dur pour elle de voir qu'on lui interdisait de l'exprimer en milieu féministe au lieu justement de l'aider à mieux vivre cette "différence".
Et même si les essentialistes peuvent avoir un discours qui cantonnent la femme au rôle de mère, il ne faut pas non plus mettre tous les essentialismes dans un même panier. Toutes les féministes essentialistes ne sont pas des féministes traditionnelles conservatrices.
Certaines veulent avoir une place aussi importantes que les hommes dans la société, exercer des hautes fonctions, s'affranchir du rôle exclusif de mère, pouvoir faire toutes sortes de métiers, tout comme les universalistes, sauf qu'elles pensent juste qu'on est naturellement différents et qu'il faut s'adapter à ces différence. Cela ne veut donc pas dire "être faite pour être juste mère comme l'Eglise catholique le prescrivait au 19e siècle" mais "on est différents biologiquement, et on doit se battre pour atteindre l'égalité malgré ces différences", ce qu'on peut parfaitement critiquer mais ça n'empêche pas que ça donne lieu à certaines réflexions pertinentes. Leur discours consiste à dire que le féminin est aussi positif (qu'on pense que qu'il s'agit d'une vérité biologique ou d'une construction sociale, on ne peut pas nier que cette notion a un impact très concret sur l'organisation sociale et c'est donc important de ne pas automatiquement jeter tout ce qui est assigné au féminin sous prétexte que le féminin est faible/oppressé). Peut-être qu'en tant que femme, on ne veut pas être réduite au "féminin" mais n'empêche que c'est indispensable de rappeler que ce qui est largement réservé aux femmes par la société ne vaut ni plus ni moins que "la normalité" qui a été construite en prenant en compte une réalité largement masculine.
Je pense que le monde du travail est l'exemple le plus pertinent. C'est compliqué pour une féministe universaliste de prôner le "chaque individu est différent, ce n'est pas une question de genre" tout en traitant de la question de la carrière des femmes qui veulent avoir des enfants, et parfois l'argumentaire est un peu dur à tenir face aux opposants.
Parce que oui, une femme cis qui veut avoir des gosses biologiques va forcément être absente plusieurs mois de son poste pour sa grossesse et son accouchement, elle s'absentera plus qu'un homme en bonne santé, elle va peut-être se retrouver avec des nausées difficiles à gérer lors de rendez-vous très importants au début de sa grossesse, être un peu moins dynamique au boulot, ne pas pouvoir partir en voyage d'affaires à une certaine date, peut-être vivre une grossesse difficile qui va allonger son congé mat etc.
Dans un monde construit pour la norme masculine, c'est ultra handicapant professionnellement de vivre une grossesse et on aura beau démontrer tout ce qu'on veut sur la différence de force physique des hommes et des femmes qui en fait est culturelle, ou le fait que le genre est une construction sociale, le fait est qu'aucun homme cis ne devra se poser la question de sa grossesse. Donc parfois, c'est nécessaire de reconnaitre que certaines choses ne toucheront jamais les hommes et peut-être simplement que l'entreprise devrait traiter ça avec la même banalité que n'importe quelle autre différence, mais on ne peut pas nier cette différence entre un salarié et une salariée si on veut changer la norme!
Idem, une femme cis qui a des règles difficiles, c'est un peu délicat comme sujet pour une féministe universaliste qui parle boulot. Parce que oui, pour certaines femmes c'est un handicap. Mais comment évoquer ce "handicap de bonne femme" sans discréditer les femmes au travail? Pour cela, il faut arrêter de considérer que ce qui est "un problème de femme" est quelque chose qu'on doit essayer de gommer le plus possible pour être à peu près au même niveau que les hommes, mais quelque chose qu'on doit prendre en compte dans la construction globale de la société, en en supprimant tous les stigmates.
Ce que je veux dire par là c'est qu'évidemment qu'une femme qui souffre de ses règles a le droit qu'on lui propose une solution pour moins souffrir, donc il ne s'agit pas d'accepter ça en silence. Mais c'est encore trop courant que des féministes nient le fait qu'avoir ses règles peut entrainer des sautes d'humeur ou qu'un ou deux jours par mois on ne soit pas au top de nos capacités pour ne pas donner l'impression qu'on est des êtres irrationnelles et faibles : hé bien si, ça peut entrainer des sautes d'humeur, nous fatiguer profondément, nous obliger à mobiliser une énorme énergie et ça ne devrait pas être un tabou féministe parce que les machos disent "ben quoi, t'as tes règles?" pour nous discréditer. Il faut renverser la norme : le problème c'est le mec qui se moque de nos désagréments physiques, pas la personne qui subit ce désagrément.
Dans le même genre, les "valeurs féminines" au travail ça a beau paraitre cliché mais c'est en grande partie ça qui a permis d'obliger les entreprises à prendre en compte les notions d'équilibre entre vie privée et vie professionnelle, une notion qui bénéficie désormais aux hommes. Parce que très peu d'hommes allaient lever la voix pour dire "je pense que les réunions devraient être interdites après 16h pour qu'on puisse aller cherche nos enfants à l'école et il faut instaurer des congés pour enfant malade afin qu'on ait le droit de rester chez nous quand notre petit vomit".
Bien sûr que les féministes universalistes défendent aussi ce crédo de l'équilibre familial, mais il y a une grosse partie d'entre elles qui pensent que c'est une sorte de phase transitoire : pour l'instant la société pousse les femmes à plus s'occuper des enfants, donc on va introduire la notion de vie de famille au travail en attendant que leur charge de famille des femmes diminue.
Les essentialistes ne pensent pas forcément que la charge de famille doit diminuer, elles pensent que c'est au travail de changer pour permettre aux femmes de faire carrière même en bossant à temps partiel, alors que les universalistes sont plutôt du genre à penser que l'idéal sera le jour où les femmes n'auront plus à travailler à temps partiel parce que les hommes feront leur part. Et bien sûr que de nombreuses femmes s'épanouissent au travail... Mais peut-être aussi que c'est intéressant en tant qu'universaliste de réfléchir à un monde où le travail ne serait pas la valeur centrale, pour les femmes comme pour les hommes?
Un autre truc du monde de travail auquel je pense, c'est par exemple les femmes qui ont une voix aiguë, douce et fluette et sont discréditées aux yeux de leurs collègues pour ça. On peut proposer à ces femmes de prendre un coach pour apprendre à parler d'une voix plus ferme pour se faire respecter... ou revendiquer le droit d'avoir une voix douce et aiguë parce qu'on est comme ça et puis voilà, les autres doivent accepter notre spécificité. Là encore, bien sûr que les universalistes ne trouveront certainement pas ça idiot de faire respecter l'individu mais le réflexe c'est souvent de coacher les femmes pour qu'elles puissent entrer dans la compétition à laquelle les hommes participent déjà. Mais la compétition mise en place par le système patriarcal est-elle vraiment nécessaire? Est-ce que ce n'est tout simplement pas cette compétition elle-même qu'on doit remettre en cause plutôt que le simple fait qu'elle n'est pas ouverte aux femmes?
Et bien sûr que tout ça distinguer essentialisme vs universalisme comme je le fais dans ce message est caricatural, car l'essentialisme et l'universalisme ne sont pas des partis politiques avec une sorte de manifeste qu'on doit défendre mot pour mot. Chaque féministe a sa façon de voir les choses, ses nuances et ses perspectives.
Mais ça n'empêche que les universalistes ont parfois tendance à fermer les yeux sur, voire rejeter, certaines choses perçues comme traditionnellement féminines parce qu'elles ont peur que ça ralentisse l'égalité alors que les féministes essentialistes en font le coeur de leur combat, et ça rend leur parole sur ces sujets plutôt intéressante à écouter. Elle n'en devient pas meilleure ou supérieure, elle permet juste d'enrichir la réflexion féministe générale. Car ce n'est pas parce que ce qui est vu comme traditionnellement féminin a été utilisé pour nous oppresser que c'est forcément quelque chose qu'on doit rejeter, c'est plutôt le fait que ce soit un motif d'oppression qui doit être questionné, comme l'a très bien dit
@adita!