J'ai à peine trente ans et déjà une petite expérience de médecin militaire derrière moi, après avoir brillamment obtenu mon doctorat à Lyon. Je suis sur le terrain, dans tous les pays en guerre où la France s'insinue, et j'assure l'arrière des militaires blessés, des civils et des insurgés molestés. Depuis une semaine, quelques soldats et moi sommes dans un wagon ouvert du transsibérien traversant les steppes désertes. La peinture verdâtre de la tôle s'écaille. En son centre, l'étoile rouge effritée disparait sous des tags noirs datant de la chute de l'URSS. La Sibérie a un parfum de passé enfoui, de nostalgie violente, comme si toutes les âmes qui l'ont un jour composé et qui la compose étaient dispersées dans chaque petite maison, chaque pierre, chaque lac qui s'offrent à nos yeux. Nous avons froid et faim, mais l'excitation de la découverte nous exalte. Nous nous sentons l?étoffe d?expéditeurs découvrant une terre inconnue. A mesure que nous nous enfonçons vers le nord-est, le malaise s'intensifie: un étrange mélange de mélancolie et de gène s'empare de nous, et il me semble que ces forêts sombres et gigantesques cachent une vérité terrible, un passé maladroitement voilé par un présent inexistant. Comme si la Sibérie était fixée dans le temps, voguant dans les eaux troubles du passé, au son des cris des prisonniers.
Le malaise est violent, ce sont nos mensonges qui sont mis à nu, compactés en un violent trou noir, notre enfance qui semble baigner dans l'ombre l'oubli qui nous est renvoyé en plein visage. Le train s'arrête enfin. Nous mettons pied à terre parmi les vestiges d'habitations anciennes. Des barbelés, des planches et des plaques de tôle sont enfouis dans la neige, nous rappelant crument le sort des prisonniers du goulag.
(je sais pas ce que j'ai aujourd'hui j'ai l'impression d'être Louis Garrel)