@MorganeGirly Merci pour ce long et intéressant message
Alors en fait je vais peut-être te décevoir mais j'ai du mal à penser à des exemples précis de personnes ayant dit ça, c'est plus un ensemble de choses que j'ai lues au fil du temps et de mes pérégrinations sur Internet (+ aussi des opinions que j'ai pu voir sur ce forum). Pour résumer, il me semble que les nouveaux courants féministes ont de plus en plus tendance à défendre la prostitution au nom de la liberté à disposer de son corps et à taxer de putophobie tous ceux qui critiquent de près ou de loin la prostitution. J'ai l'impression que les positions abolitionnistes sont vues comme "old school" et intolérantes, au profit de cette vision "moderne" de la prostitution qui l'envisage comme un simple métier devant être légalisé et réglementé.
En fait ce qui me dérange c'est le raccourci abolitionniste = putophobe qui semble être largement répandu
et ça je ne sais pas quoi en penser. Pour moi la putophobie c'est quand on méprise les personnes prostituées, et je trouve que c'est une critique injuste faite aux associations féministes abolitionnistes, même si on n'est pas d'accord avec leur démarche
Je pense par exemple à Osez le Féminisme. Je ne m'y connais pas des masses mais je sais que c'est une association controversée (ici je me concentre juste sur le sujet de la prostitution) et qui est régulièrement taxée de putophobie parce qu'elle se situe dans un courant abolitionniste.
J'ai l'impression que c'est considéré comme le "bon" féminisme maintenant d'être non abolitionniste. Et ça me dérange parce que je trouve qu'il y a une confiscation de la parole à ce sujet
et ça revient aussi à invisibiliser les nombreuses personnes ex-prostituées qui, comme dans les articles cités par
@Multicolorielle, sont devenues abolitionnistes après leur mauvaise expérience dans la prostitution. Je trouve qu'on devrait en priorité écouter les personnes qui dénoncent ce système et en ont souffert, plutôt que celles/ceux relativement privilégié.es qui n'ont eu que de super expériences
à mon avis ces personnes-là ne sont tout simplement pas représentatives de la majorité des prostitué.es. Je pense que les personnes qui vivent bien la prostitution et souhaiteraient lui donner un statut légal et normalisé ne sont pas forcément celles qui sont en situation de précarité, celles qui sont étrangères et celles qui subissent un trafic, parce qu'à mon avis ces personnes-là sont justement celles qui souhaiteraient quitter cette situation et qui n'ont pas les moyens de témoigner ni de faire entendre leur parole... Ce sont toujours les plus opprimé.es qu'on entend le moins. Voilà pourquoi j'ai une grande méfiance envers les courants non abolitionnistes, j'ai l'impression qu'ils tendent à confisquer la parole aux personnes qui souffrent véritablement de leur situation (forcément, ça n'irait pas trop dans leur sens de publier les témoignages de personnes racontant à quel point leur expérience de la prostitution est horrible, pas vrai ?). Disons que de la part des féministes non abolitionnistes, je constate une vision idéalisée de la prostitution, et de la part des abolitionnistes il y a une vision beaucoup plus négative. Et étant donné les statistiques de la prostitution, le nombre de personnes victimes de trafic etc, je pense que si on veut avoir une vision plus réaliste des choses les propos des féministes abolitionnistes sont plus pertinents.
Après je ne sais pas vraiment quoi penser de l'abolitionnisme en soi. Je comprends les arguments contre sur le plan idéologique : les femmes ont le droit de disposer de leur corps, de choisir le métier qu'elles veulent, de considérer le sexe comme une activité professionnelle, etc, ainsi que sur le plan matériel : si on pénalise les clients/prostituées ce sont les prostituées qui trinquent, il faut un statut légal à ce métier pour mieux les protéger, etc. D'ailleurs je suis contre les initiatives comme le délit de racolage passif, je trouve que ça tend à stigmatiser et punir les prostituées alors que ce ne sont pas elles qui sont à punir dans cette histoire, mais bien ceux qui profitent de leur situation
et plus généralement cette société de m*rde qui pousse des femmes à se prostituer tellement elle est incapable de garantir un niveau de vie correct pour tout le monde. Du coup je me tiens à distance de ce genre d'initiatives, je ne sais pas si les féministes abolitionnistes les soutiennent mais je suis plutôt contre. Lutter contre le système de la prostitution ne devrait pas vouloir dire lutter contre les prostituées.
Mais je comprends aussi les arguments pour l'abolitionnisme : on ne peut pas nier que le système de la prostitution est profondément sexiste et raciste, et qu'il a toujours constitué une forme d'exploitation de la classe dominante (hommes) envers la classe dominée (femmes). On ne peut pas nier que la prostitution exerce dans la grande majorité des cas une violence physique et psychologique envers les femmes, en légitimant une forme de viol tarifé. On ne peut pas nier non plus qu'il est compliqué de promouvoir un message tel que les hommes auraient le droit de payer pour disposer du corps d'une femme, la réduisant ainsi à un pur objet sexuel. Je trouve assez problématique l'idée de pouvoir disposer du corps d'autrui contre de l'argent (d'ailleurs à ce titre je suis résolument contre la GPA tarifée, dont on connaît bien les dérives avec les "fermes" de femmes en Inde, etc) Ca me semble profondément anti-féministe, et personnellement j'aurais du mal à ne pas grimacer en voyant un vieux dégueulasse payer pour obtenir les services sexuels d'une jeune et belle femme, même si on me dit qu'elle l'a choisi.
En fait pour que ce soit acceptable il faudrait que les femmes aient totalement le pouvoir, choisissent absolument tous leurs clients, vivent très bien leur métier, ne se sentent pas piégées à cause d'une certaine précarité économique et puissent sortir de la prostitution si jamais elles le souhaitent. Or soyons réalistes : c'est utopique et ça ne concerne que très peu de gens... Et je ne pense pas que légaliser la prostitution permettrait magiquement d'arranger la situation.
Je manque honnêtement de connaissances sur le sujet donc je te cite un article que j'ai trouvé qui parle de la légalisation de la prostitution aux Pays-Bas : "Même si elle est censée garantir l’indépendance des femmes, la légalisation de la prostitution aux Pays-Bas a entraîné l’essor du trafic humain. Selon
une étude allemande publiée en 2013, ce trafic est « plus élevé dans les pays où la prostitution est légale ». Cette étude classe 160 pays sur une échelle à 6 degrés selon le nombre de cas de trafic d’êtres humains. Les Pays-Bas figurent au plus haut niveau de l’échelle, dans la catégorie « Très élevée ». L’étude explique que « la légalisation entraîne un accroissement du marché de la prostitution ce qui provoque parallèlement une élévation du trafic humain ». En 2012,
le conseil des droits de l’homme des Nations Unies a montré que 60 à 70% des prostituées travailleraient sous la contrainte de groupes criminels aux Pays-Bas." lien :
https://buzzles.org/2017/03/09/prostitution-aux-pays-bas-derriere-les-rideaux-des-quartiers-rouges/
Et je sais pas mais honnêtement... Ce pays où les femmes sont exposées comme de la marchandise derrière les vitrines, au bon vouloir des hommes, c'est vraiment cette société que vous voulez ? C'est une vision du féminisme du futur selon vous ?
moi ça me met on ne peut plus mal à l'aise...
Enfin bref, je ne pense pas que les féministes abolitionnistes méprisent les personnes prostituées, je pense qu'elles souhaitent aider celles qui en souffrent et ne l'ont pas choisi (une grande majorité des cas, ça semble indéniable). D'où mon incompréhension quand on les qualifie de putophobes.
Après il faudrait évidemment pouvoir garantir des solutions aux femmes qui souhaitent sortir de la prostitution, c'est-à-dire des métiers choisis qui leur procurent un niveau de vie correct. Le problème, c'est que les associations féministes n'en ont tout simplement pas le pouvoir. Et personne ne peut garantir ça à qui que ce soit dans la société actuelle. C'est le système entier et son problème de répartition des richesses qui crée la précarité qui conduit des personnes à se prostituer sans vraiment le vouloir. C'est une question qui à mon avis dépasse de très loin le féminisme, et donc nous n'avons pas vraiment de pouvoir dessus
Et de même, les courants non abolitionnistes n'ont pas le pouvoir d'aider les femmes. Leur action peut peut-être aider certaines personnes sur le court terme, mais pas "guérir" la société du problème de sexisme qui entoure la prostitution, ni aider celles qui souffrent de ce système et y entrent à cause de leur besoin d'argent. C'est un problème beaucoup plus vaste et complexe qui a surtout à voir avec la pauvreté...
Du coup j'aurais beaucoup de mal à savoir qui soutenir dans cette affaire. Les courants abolitionnistes et non abolitionnistes n'apportent pas de solution vraiment satisfaisante. En fait, pour caricaturer très grossièrement : j'ai l'impression que les abolitionnistes proposent une solution sur le long terme (mais qui risquerait de porter préjudice aux personnes prostituées actuellement, tant qu'on est dans l'incapacité de leur garantir une meilleure situation) et que les non abolitionnistes proposent une solution sur le court terme (qui pourrait arranger certain.es mais qui ne réglerait pas les gros problèmes autour de la prostitution et qui ne remettrait pas en cause le sexisme de ce système, ainsi que la pauvreté généralisée qui pousse les femmes vers ce métier sans vraiment le vouloir). Personnellement j'ai tendance à penser qu'il faudrait protéger autant que possible les personnes prostituées actuellement... Mais aussi protéger le nombre énorme de personnes qui en souffriront dans le futur. Il me semble que ce serait en quelque sorte un mal pour un bien de s'attaquer au système prostitutionnel aujourd'hui, quitte à le réintroduire sous une forme beaucoup plus respectueuse des femmes plus tard (je ne sais pas si c'est très clair).
En gros, la position abolitionniste fonctionne peut-être plus en termes de système et moins en termes d'individus. Pour moi, aucun des deux n'est à négliger ; mais quand je vois le système actuel de la prostitution, il me semble tellement négatif, anti-féministe et source de souffrances qu'il me paraît plus logique de vouloir le démanteler que de le consolider en le légitimant
Et effectivement, je ne suis franchement pas fan de cette théorie d'Elisabeth Badinter, que je trouve complètement déconnectée de la réalité. C'est ça le problème, elle est dans l'idéologie de la liberté sexuelle, mais pas dans le concret.
Je pense qu'au lieu de se faire la guerre entre féministes, il faudrait avant tout se mettre d'accord sur les problèmes urgents : aider les personnes qui souffrent, faire la chasse aux macs et démanteler les trafics, combattre la vision sexiste selon laquelle les femmes sont à disposition des hommes (parce que même si on souhaite être prostituée, personne ne souhaite être traitée comme un objet par des hommes irrespectueux), aider les personnes qui souhaitent quitter la prostitution, et travailler sur des solutions visant à limiter autant que possible la précarité des femmes (qui les pousse trop souvent à se prostituer à contrecoeur), pour s'assurer que seules celles qui le veulent vraiment exercent ce métier (et ce dans les meilleures conditions possibles). Je pense qu'on peut au moins se mettre d'accord là-dessus.
Edit : je donne un peu trop l'impression de dire "moi, moi, moi" dans ce message. Qu'on soit d'accord, ce n'est pas mon opinion qui importe, mais bien la situation de ces personnes. J'utilise simplement cette formulation pour exprimer mon ressenti sur la question. J'ai du mal à formuler une opinion objective sur une question aussi complexe, alors je fais confiance à mon intuition pour me guider
je ne pense tout simplement pas que la prostitution puisse être féministe dans l'état actuel des choses. Pour l'exprimer autrement : "it doesn't sound right". Voilà.